L'enseignement de l'histoire se renouvelle depuis quelques années avec l'intégration des éducations à, de l'histoire de l'art, mais aussi avec la place des mémoires de plus en plus importantes dans les curriculums français. Les mémoires de la guerre d'Algérie et de la Seconde Guerre mondiale ont fait leur entrée avec les précédents programmes d'histoire. La demande d'enseigner les mémoires pose la question des savoirs de référence : quelle différence à enseigner l'histoire d'un événement ou sa mémoire ? La mémoire est-elle pertinente pour les apprentissages en classe ou n'est-ce pas plutôt l'histoire des mémoires qui est visée ? Mon questionnement est avant tout épistémologique : enseigner la mémoire comme un fait historique peut transformer les problèmes scientifiques à faire construire aux élèves.
Mon cadre d'analyse est celui de la problématisation historienne, considérant que le savoir produit en classe se situe dans la construction de problème. Il s'agit d'étudier des séquences en classe, pensées pour permettre aux élèves de construire des problèmes référés (et non identiques) à ceux que construisent les historiens. Ce que j'ai montré dans une étude sur l'enseignement des guerres de Vendée, c'est que lorsqu'un évènement est pensé par les élèves à rebours de ce que les historiens ont montré, il peut être intéressant d'étudier l'évènement par le détour de la construction mémorielle de celui-ci. Cela peut permettre aux élèves de mieux comprendre leurs représentations sur le sujet, voire de les dépasser.
Pour l'évènement d'Oradour-sur-Glane, il existe aussi une empreinte mémorielle forte, bien que très différente des Guerres de Vendée. Je m'intéresse aux élèves qui vivent près du village martyr. Celui-ci a subi un massacre à la fin de la Seconde Guerre mondiale tuant hommes, femmes et enfants dans différents endroits de la commune. Les bâtiments ont ensuite été incendiés. De Gaulle décide dès 1945 de conserver les ruines en l'état pour en faire un symbole de la barbarie nazie. La construction mémorielle est entachée d'un conflit avec l'État suite à l'amnistie décidée pour les Alsaciens qui ont participé au massacre. Aujourd'hui, les ruines et le Centre de la Mémoire d'Oradour sont visités par des milliers d'élèves et leurs enseignants. En 2022, j'ai filmé la préparation de la visite, la visite elle-même et le retour en classe de trois classes de collège toutes situées aux alentours du site. Je ne suis pas intervenue dans la façon dont les trois enseignants ont mené ces moments d'apprentissages. Je me suis servie des transcriptions des échanges durant la séquence et des productions des élèves pour analyser les savoirs en jeu. Cela m'a permis d'identifier plusieurs problèmes potentiels. L'un d'entre eux est l'existence d'une rumeur locale, présente dès 1944 et encore aujourd'hui, prétendant qu'Oradour-sur-Glane n'était pas visé par les nazis, mais qu'ils se sont trompés de village en voulant attaquer Oradour-sur-Vayres. La lecture des fausses nouvelles de guerre de Marc Bloch me permet un parallèle intéressant avec cet évènement. Cette première année de recherche a donc été l'occasion d'identifier les problèmes potentiels mettant en jeu l'histoire et la mémoire.
En février 2023, je me sers de mes résultats de recherche pour produire des séquences forcées afin de permettre la construction de problèmes liant histoire et mémoire à Oradour-sur-Glane. Je vais accompagner les mêmes enseignants avec leurs classes, mais avec une co-construction enseignants-chercheuse de la séquence cette fois-ci, dans le but d'expérimenter la problématisation historienne de la mémoire de cette rumeur. Les séquences seront à nouveau filmées et les échanges seront transcrits pour servir de données accompagnées des productions des élèves. Je souhaite faire travailler les élèves sur les raisons de l'existence de cette rumeur, de sa création à aujourd'hui. Cela oblige à travailler l'évènement lui-même, mais pas seulement puisqu'il s'agit de se demander ce qu'on en dit et pourquoi des rumeurs infondées persistent. S'agit-il toujours d'enseignement de l'histoire ? De la mémoire ? Ou de l'histoire de la mémoire ? L'enjeu est de produire des résultats profitables pour la demande croissante d'enseignements des mémoires dans les curriculums, comme nouveaux objets d'enseignements, sans pour autant tomber dans la dérive du prescriptif. Ce comparatisme sur les entrées possibles pour faire de l'histoire me semble indispensable pour définir plus précisément les savoirs visés.
Ma présentation, dans l'Axe 2, s'organisera ainsi :
- Une étude contextualisée de l'essor des mémoires dans les programmes scolaires français. Il s'agit de s'intéresser aux curriculums pour comprendre l'émergence de ce nouvel objet d'enseignement.
- Une réflexion épistémologique (historiens, philosophes, didacticiens) sur les trois entrées : histoire, mémoire, histoire de la mémoire. Je pourrai alors poser les bases de mon questionnement sur l'enseignement de ce nouvel objet.
- Une description du cas d'Oradour sur Glane avec les visites de 2022 qui ont fait émerger ce questionnement. Cela permettra de comprendre comment j'ai procédé pour choisir mes angles d'analyses.
- L'analyse des expérimentations de l'année 2023 et les premiers résultats produits. J'espère alors pouvoir éclaircir mon questionnement premier, voire y répondre en partie, grâce à l'analyse des transcriptions des enregistrements.
- En conclusion, je pourrai évoquer comment passer de ce cas très restreint à des résultats pouvant servir l'enseignement des mémoires du passé.
L'enjeu de ma présentation est de considérer que s'intéresser à l'enseignement-apprentissage de l'objet « mémoires » est indispensable pour saisir la complexité du monde avec la discipline de l'histoire. Cela pourrait même amener à des questionnements et des savoirs renouvelés sur les difficiles relations entre histoire et mémoire, dans le monde scientifique comme à l'école.
Bibliographie :
Bloch, M. (2019). Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, 4e édition, Paris : Editions Allia.
Doussot, S. (2011). Didactique de l'histoire. Outils et pratiques de l'enquête historienne en
classe. Rennes : PUR.
Doussot, S. (2018). L'apprentissage de l'histoire par problématisation. Enquêter sur des cas exemplaires pour développer des savoirs et compétences critiques. Bruxelles : Peter Lang.
Fabre, M. (2017). Qu'est-ce que problématiser ? Paris : Vrin.
Farmer, S. (2007). Oradour 10 juin 1944. Paris : Tempus Perrin.
Fink, N. (2014). Paroles de témoins, paroles d'élèves : La mémoire et l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, de l'espace public au monde scolaire. Berne : Peter Lang.
Gomes, L. (2019). La problématisation historienne au lycée : articuler les échelles de lecture d'un document sur les Guerres de Vendée, Education et Didactique.
Le Marec, Y., Doussot, S., Vézier, A. (2009). Savoirs, problèmes et pratiques langagières en
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Ledoux, S. (2017). La mémoire, mauvais objet de l'historien ? Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n°133, pp. 113-128.
Ricœur, P. (2000). La Mémoire, l'histoire, l'oubli. Paris : Seuil.
Rousso, H. (2017). Face au passé : Essai sur la mémoire contemporaine, Paris, Belin.
Wieviorka, A. (2013). L'ère du témoin. Paris : Fayard / Pluriel.
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