Analyse comparée de la prise en compte d'enjeux sociétaux agronomique et zootechnique dans un curriculum de l'enseignement agricole technique français
Michel Vidal  1@  , Amélie Lipp  1@  , Nadia Cancian  1@  , Nicolas Hervé  1@  , Nathalie Panissal  1@  
1 : UMR Education, Formation, Travail et Savoirs
Université Toulouse Jean Jaurès

Après la seconde guerre mondiale, le développement de l'agriculture est marqué par la diffusion de nouveaux savoirs issus des recherches agronomique et zootechnique (Lémery, 2009). A partir des années 1970, suspectés de répondre à une rationalité instrumentale qui en ferait de simples adjuvants de l'économie (Skirbekk, 2003), leur validité est réinterrogée. Les controverses socioscientifiques dont ils font l'objet mettent en tension acteurs des mondes marchand, politique et de la société civile. Comment de tels savoirs sont transposés dans les curricula de l'enseignement agricole, alors qu'eux-mêmes sont issus de débats entre les représentants des professionnels, des personnels et de l'administration (Jacquin et Tatin, 2013) ? Comment leur potentiel critique est maintenu voire valorisé comme facteur d'autonomisation et d'émancipation de l'apprenant ?

L'agronomie ou la zootechnie sont confrontées en permanence à la question du mode de production des savoirs, à leur validité et acceptabilité sociale (Prévost et al., 2018). Le dialogue entre éthique et science dans les curricula professionnels en élevage par exemple peut devenir confus (Lipp et al., 2015). Nous analysons dans cet article comment les prescriptions de l'enseignement technique agricole français ont évolué au sein du baccalauréat technologique « Sciences et technique de l'agronomie et du vivant » à propos de deux objets d'apprentissage, l'un relevant des sciences agronomiques, l'usage des pesticides dans de la production agricole, l'autre des sciences zootechniques, la prise en compte du bien-être des animaux d'élevage. Ces deux problématiques sont sujettes à de vives controverses tant dans les sphères scientifiques que sociétales, depuis plusieurs décennies et ont donné lieu à légifération dans la loi d'avenir du 13 octobre 2014 instituant l'agroécologie comme moyen de pallier des problèmes soulevés et proposant des modalités concrètes de remédiation.

Nous avons étudié l'évolution curriculaire des deux objets à l'occasion des cinq rénovations opérées sur le diplôme du baccalauréat précité depuis sa création en 1993, puis de ses réformes en 2002, 2006, 2013 et 2019 en nous appuyant sur le cadre conceptuel des configurations didactiques (Simonneaux, 2011). Celles-ci permettent d'analyser les liens entretenus entre les postures épistémologiques (scientisme, utilitarisme, réalisme critique, relativisme), les stratégies didactiques (doctrinale/historique, problématisante, critique, pragmatique) et les attributs des savoirs (universels, pluriels, incertains, contextualisés) dans les pratiques enseignantes. Initialement élaborées pour étudier des curricula réels, nous les avons adaptées à l'analyse de curricula prescrits. Nous avons réalisé d'une part une analyse synchronique de la cohérence au sein d'un même curriculum entre les postures épistémologiques choisies, les stratégies didactiques promues et les attributs de savoirs privilégiés par les prescripteurs. Nous avons observé d'autre part les changements diachroniques au regard de l'évolution des savoirs techno-scientifiques, des adaptations réglementaires, et des événements sociétaux relatifs aux problématiques du bien-être animal et de l'usage des pesticides.

Dans les premiers curricula étudiés, les distorsions dans les configurations didactiques limitent l'approche critique à la seule efficience dans un système productiviste peu remis en cause. (Hill et MacRae, 1995). Pour les deux objets, les configurations didactiques des derniers curricula témoignent d'une mise en cohérence progressive entre savoirs (e.g. la prise en compte du point de vue de l'animal ; panorama des modes de gestion des bioagresseurs hors pesticides), socio-épistémologie (e.g. animal, être sensible susceptible de souffrir ; gérer les bioagresseurs via des principes de l'agroécologie) et stratégies didactiques (e.g. approche problématisante, critique et située des choix techniques et axiologiques des professionnels agricoles) créant des conditions favorables pour développer une pensée complexe sur la question du vivant à l'échelle de l'ensemble du système agricole, voire alimentaire. Le curriculum de 2019 tout particulièrement s'ancre dans les objectifs éducatifs de la didactique des questions socialement vives (Simonneaux et Simonneaux, 2014) en se fondant sur une configuration didactique de type critique, prescrivant le développement du sens des responsabilités des élèves. En se dégageant d'un genre professionnel (Clot, 2008) associé à des systèmes de production agricole intensifs, en se positionnant dans une forme d'impartialité, la noosphère responsable des prescriptions réalise des choix didactiques qui gagnent en cohérence, à même de favoriser le développement de pensées critique et créative chez l'élève. Elle l'invite en d'autres termes à construire les premiers jalons pour penser l'évolution des systèmes agricoles dans une perspective agroécologique et donc mieux inscrits dans l'esprit d'un développement durable.

En écho au souhait de Wilber (1996), ou aux tenants des socio-scientific issues (Zeidler et Sadler, 2008), l'interdisciplinarité apparait jouer un rôle clé dans l'évolution du traitement des deux objets étudiés pour éclairer le rapport au vivant au travers d'un dialogue entre les savoirs technoscientifiques et les éthiques environnementales ou animales en jeu. L'enseignement de la philosophie ou de l'éducation morale et civique soutiennent les principes d'une pensée critique articulée avec des approches techniques, précisément dans les curricula de 2013 et de 2019. Un tel dialogue s'avère cependant plus explicite à l'égard de l'objet agronomique que zootechnique. Le bien-être animal, conçu comme une attente du milieu urbain, fait craindre chez les prescripteurs l'expression de conceptions anthropomorphiques. Nous interrogeons les fondements socio-épistémologiques des deux objets étudiés pouvant justifier d'une telle différence de traitement didactique.

Clot, Y. (2008). Travail et pouvoir d'agir. Paris : Presses Universitaires de France

 Hill, S.B. et MacRae, R.J. (1996). Conceptual framework for the transition from conventional to sustainable agriculture. Journal of sustainable agriculture, 7(1), 81-87.

Jacquin, F.X., et Tatin, G. (2013). Quelle prise en compte du "changement" dans les référentiels de diplôme de l'enseignement technique agricole?. Pour, 3, 103-113.

Lémery B. (2009). Le développement agricole à l'épreuve d'un nouveau régime de production des savoirs sur le vivant. Dans B. Hervieu et B. Hubert (dir.), Sciences en campagne. Regards croisés, passés et à venir. La Tour d ́Aigues : Éditions de l'Aube, 141-149.

Lipp, A., Vidal, M. et Simonneaux, L. (2014). Comment les prescriptions et les manuels scolaires de l'enseignement de l'agriculture prennent en compte la vivacité de la question socialement vive du bien-être animal en élevage ?. Revue francophone du développement durable, 4, p. 127-141.

Prévost, P., Métral, J.F., Simonneaux, L., Cancian, N., Chrétien, F., Davis, M., et Olry, P. (2018). Approche plurididactique pour l'élaboration curriculaire dans l'enseignement des sciences techniques en formation professionnelle : propositions à partie de l'exemple de l'agronomie. Education et didactique, 12, 2, 53-71.

Simonneaux, J. (2011). Les configurations didactiques des questions socialement vives économiques et sociales. Note de synthèse pour l'Habilitation à Diriger des Recherches, Aix-Marseille : Université de Provence.

Simonneaux, L. et Simonneaux, J. (2014). Panorama de recherches autour de l'enseignement-apprentissage des Questions socialement vives. Revue francophone du développement durable, 4, 109-126.

Skirbekk, G. (2003). Le débat sur la modernité : la rationalité-universelle et plurielle ? Noesis, 5, 25-58.

Wilber, K. (1996). A brief history of everything. Boston : Shambhala.

Zeidler, D.L., & Sadler, T.D. (2008). The role of moral reasoning in argumentation : conscience, character and care. In S. Erduran & M.P. Jimenez-Aleixandre (Eds.), Argumentation in science education. Springer, 201-216.



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