L'enseignement dans des contextes hétérogènes demande bien souvent aux enseignants de sortir de leur zone de confort didactique et afin de s'adapter à la réalité des compétences et besoin des élèves présents dans la classe (SANCHEZ-MAZAS, FERNANDEZ-IGLESIAS, MECHI, 2014). Lors des observations et entretiens menés dans le cadre d'un doctorat sur les possibilités de mixer approches actionnelles et grammaire rénovées dans le cadre de l'enseignement du français pour des classe d'assistants de bureau AFP ; est apparu un objet didactique fascinant, bien que particulièrement perturbant et difficile à maîtriser pour les enseignants : l'interlangue (SELINKER 1972, WHITE, 2003).
Le fait que, lors d'un processus de stabilisation des savoirs, les élèves multilingues recourent à la recherche de parallèles entre leurs différentes langues et construisent des raccourcis parfois abusifs, voire surprenants, n'est pas étonnant et était même l'une des hypothèses initiales de cette recherche doctorale. Dans le cadre de celle-ci, deux volées successives d'apprentis assistants de bureau, soit 74 élèves âgés de 15 à 25 ans, se sont vus proposer des séquences de révision de grammaire de niveau du secondaire I, proposant des questionnements sur l'usage actionnel -basé sur les effets- de ces différents objets d'enseignement dans le but de favoriser la mise en relation entre les savoirs procéduraux et leur mobilisation en situation de production. Certaines séquences, notamment celles en lien avec la pronominalisation et la valeurs de temps verbaux, ont été particulièrement observées car il s'agit de sujets pour lesquels le fonctionnement du français se distingue de celui d'autres langues. Les classes de cette filière d'enseignement se composent, en effet, d'environ 35-40% d'élèves sortant de filières d'accueil et pour qui le français est une langue seconde, voire tertiaire, encore en voie de consolidation. Les classes observées se caractérisent par la grande diversité des langues parlées, dépassant souvent les connaissances personnelles des enseignants. Ces derniers doivent ainsi travailler dans des classes regroupant des élèves aux profils linguistiques divers -y compris des francophones monolingues- ce qui en soi peut représenter un défi (GIERUC, 2007) - et y appliquer un plan d'études visant à obtenir un niveau homogène en fin de formation, équivalent aux attentes du PER.
Les visites ont permis d'observer des différences dans l'acceptation et l'encouragement des manifestations de phénomènes d'interlangue. Durant les séquences didactiques de grammaire fournies dans le cadre de la recherche, les élèves ont eu l'opportunité de discuter de leurs représentations de la langue ; des représentations qui font jaillir des points de convergences et de ruptures entre les diverses langues parlées. Ainsi, en fonction des sujets abordés les élèves, francophones ou non, rencontrent plus ou moins de difficultés à saisir un sujet en fonction des spécificités de la structure profonde de leur ou leurs langues de référence.
Les observations en classe ont été suivies de retours d'expérience effectués par le biais de questionnaires auprès des élèves et lors d'entretiens semi-directifs effectués avec leurs enseignants. Lors des retours, enseignants et élèves soulignent la pertinence de discuter de manière explicite de ces parallèles entre les langues, mais témoignent souvent de la difficulté ressentie lors de l'exercice. Créer des passerelles entre les langues paraît indéniablement une stratégie pour améliorer la compréhension du français et permettre de stimuler l'autoapprentissage de la langue en contexte d'immersion (SPANGHERO-GAILLARD, 2006). Cependant leur usage perturbe les rôles présupposés au sein de la classe et l'expertise confiée par défaut à l'enseignant. En effet, ces derniers se retrouvent parfois sporadiquement éjectés du triangle didactique de Houssaye parce qu'ils ne parviennent pas à comprendre rapidement les présupposés utilisés par les élèves pour bâtir une théorie sur le fonctionnement de la langue française. Ils ne peuvent ainsi jouer le rôle de médiateur didactique entre élève et savoir, ou du moins la fonction de vérificateur de la pertinence des théories avancées (RÉZEAU, 2002). Certaines observations en classe -s'intéressant plus spécifiquement à cette question par le biais des tours de parole (KERBRAT-ORECCHIONI, 1992) - montrent ainsi que les enseignants ne répondent plus aux questions des élèves. L'expertise change de camp et les élèves peuvent alors éventuellement endosser le rôle de médiateur envers certains de leurs camarades avec lesquels ils partagent une langue commune. Charge à ces derniers d'évaluer la pertinence de l'explication proposée, hors du champ de contrôle de l'enseignant. On se retrouve ainsi dans une véritable situation d'apprentissage par les pairs, véritable parce que l'enseignant ne saurait s'y imposer comme détenteur du savoir ; même s'il demeure présent et conserve la responsabilité de l'organisation du cours. Pourtant, en dépit de ce constat, certains enseignants arrivent à mobiliser des savoirs linguistiques spécifiques qui leur permettent d'aborder de telles séquences avec confiance et de rester maître de leur enseignement.
Cette communication portera sur des observations menées sur une volée d'apprentis assistants de bureau de 1e année: 42 élèves, locuteurs de 15 langues différentes, et 4 enseignants, locuteurs de 6 langues différentes. Cette situation signifie que ces derniers doivent mobiliser des savoirs et attitudes pour encadrer le recours à l'interlangue dans des langues qu'ils connaissent, mais également dans des langues pour lesquelles les élèves sont plus experts qu'eux. En partant du constat lié à la fluidité des rôles d'expertise dans les situations d'interlangue, elle s'attachera ensuite à identifier les facteurs et savoirs permettant aux enseignants de maximiser le vécu et l'efficacité didactique de ces situations. La présence ou du moins le recours à certains savoirs linguistiques en lien avec la catégorisation des langues semble intervenir en lien avec la question de la facilité que les enseignants ont, ou n'ont pas, à abandonner leur rôle d'expert universel et l'impact que cela peut avoir sur les autres élèves de la classe. En effet, le recours à ces savoirs descriptifs sur les langues semble jouer un impact positif notamment au niveau de leurs représentations et attentes concernant l'expertise dans la posture enseignante.
L'expertise linguistique partagée entre élève et enseignants complique certes un peu le schéma triangulaire habituel, mais son usage concernant les phénomènes d'interlangue enthousiasme suffisamment la plupart des participants pour être conservée, voire encouragée. C'est ainsi que cette communication présentera des pistes d'identification des savoirs et facteurs spécifiques de nature à mettre en confiance les enseignants pour qu'ils laissent une place choisie à cette interlangue, sans se laisser dépasser et en sachant provoquer son apparition à bon escient pour maximiser son impact didactique. Au vu des différentes caractéristiques des classes observées et de la réussite plus ou moins grande du recours volontaire à l'interlangue, on peut proposer des pistes sur les contextes favorables et que les savoirs nécessaires. S'il paraît illusoire d'attendre que les enseignants maîtrisent toutes les langues parlées au sein de leurs classes, certaines connaissances minimales concernant les éléments qui caractérisent le fonctionnement des langues semblent en effet pouvoir favoriser la recherche de ces passerelles, et ceci même si les élèves n'ont pas tous de représentation conceptuelle de leur langue maternelle.
Cet épiphénomène, même observé dans un cadre méthodologique restreint, paraît didactiquement riche et témoigne du multilinguisme de facto que l'on retrouve au sein des classes ordinaires. L'identification de savoirs propre à le favoriser demande donc de manière plus générale de mieux penser le bagage linguistique des enseignants et à les former à ne pas enseigner le français que dans une perspective autocentrée.
Pistes bibliographiques :
BOYZON-FRADET, D. CHISS J-L.(dir.) (1997) Enseigner le français en classe hétérogène : école et immigration. Paris : Nathan.
GIERUC, G. (2007) Quelle place pour l'allophonie et la diversité culturelle à l'école ? Lausanne : URSP.
HAEFFELE, H. WEISS, M. (2003) L'enseignement du français aux enfants d'origine étrangère : guide pratique pour l'enseignant. Strasbourg : CRDP Alsace.
GOHARD-RADENKOVIC, A. (2005) Plurilinguisme, interculturalité et didactique des langues étrangères dans un contexte bilingue. Bern : Peter Lang.
KERBRAT-ORECCHIONI, C. (1992) Les interactions verbales, tome II, Paris: Armand Colin.
RÉZEAU, J. (2002) « Médiation, médiatisation et instruments d'enseignement : du triangle au « carré pédagogique » », in ASp, pp. 35-36.
SANCHEZ-MAZAS, M. FERNANDEZ-IGLESIAS, R. MECHI, A. (2014) Enseigner en contexte hétérogène. Genève : Carnet des sciences de l'éducation.
SPANGHERO-GAILLARD, N. (2006) « L'enseignement d'une langue pour des études/enseignement d'une langue pour une insertion socioprofessionnelle en milieu homoglotte : apport de la psychologie et de l'ergonomie cognitive » in ABRY,D. FIÉVET, M. (coor.) (2006).
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