S1 : Le rapport à l'alcool dans l'enseignement de la sommellerie, d'un curriculum caché à un curriculum savouré
Dominique Alvarez  1@  
1 : Université Toulouse - Jean Jaurès  (UT2J)
Université Toulouse le Mirail - Toulouse II
5 allées Antonio Machado - 31058 Toulouse Cedex 9 -  France

Dans les lycées techniques et professionnels du domaine de l'hôtellerie-restauration, plus couramment appelés « écoles hôtelières » (Cinotti, 2019), la sommellerie, art du service des vins et autres boissons (Fedoul, 2018) fait partie des enseignements incontournables. L'Organisation des Nations Unies pour l'Éducation, la Science et la Culture[1] (UNESCO) a reconnu, comme patrimoine culturel immatériel de l'humanité en 2010, le repas gastronomique des français dont le vin est une partie primordiale.

La valorisation commerciale du vin passe par l'interaction qui se déroule durant la prise de commande des vins au restaurant (Hugol-Gential, 2011). Pour présenter et proposer les vins dans un concept de restauration, le serveur[2] doit composer une argumentation commerciale du produit à valoriser, il ne peut pas se contenter de demander au client si celui-ci « désire du vin » (Stengel, 2012). Ainsi, l'analyse sensorielle est un outil incontournable pour présenter les vins aux clients avec quelques explications adaptées et compréhensibles (Peynaud, 1980). Elle contribue à percevoir les caractéristiques organoleptiques d'un vin grâce à une méthodologie en trois phases : une partie visuelle, une olfactive et une gustative (ibid).

L'analyse sensorielle des vins est un enseignement omniprésent dans les formations[3] en hôtellerie-restauration. Tous les programmes et référentiels la mentionnent, cet objet d'enseignement est explicitement présent dans les curriculums prescrits (Perrenoud, 1993).

Le vin étant un produit alcoolisé, il est fortement recommandé de ne pas l'ingérer dans une situation de dégustation « professionnelle ». Émile Peynaud (1980) recommande de « recrache(r) le plus complètement possible la gorgée de vin » tant au niveau de la protection de la santé que de la perte du discernement. Cette recommandation prend l'allure d'une obligation dans un cadre scolaire avec des élèves mineurs. Pourtant, l'évocation de l'action de cracher, n'est pas ou très peu présente dans la plupart des ouvrages sur l'analyse sensorielle. Elle est absente de tous les manuels scolaires et de tous les programmes. L'action de cracher fait partie de ce que Perrenoud (1993) appelle le curriculum caché.

Nous mobilisons le cadre théorique de la didactique clinique (Terrisse, Carnus, 2009, Carnus, Terrisse, 2013) pour chercher une lecture renouvelée de l'action didactique en mettant au centre de l'approche ternaire revisitée le sujet enseignant. Le déjà-là décisionnel est un des concepts préceptes de la didactique clinique. C'est une part latente et très influente des sujets qui agit comme un filtre de l'action didactique (Loizon, 2009). Nous montrons comment il influence la transposition didactique, d'un curriculum caché à un curriculum savouré.

Cette communication se base sur une partie d'un corpus de thèse (Alvarez, 2019) constitué d'entretien ante, de l'épreuve d'une leçon et d'un entretien post d'après-coup. Nous présentons la vignette didactique clinique[4] de Nadia[5], enseignante depuis quelques années à différents niveaux de classe d'un lycée professionnel du domaine hôtellerie-restauration, qui possède une certaine expertise dans la pratique et l'enseignement de l'analyse sensorielle des vins. La vignette didactique clinique présentée ici est, comme l'indique Terrisse (2013) : « une construction du cas ». Celle-ci procède à rebours, partant de la description des effets observés (par le chercheur) et déclarés (par le sujet observé) pour tenter de mettre en relief des indices, des causalités possibles (Carnus, 2013). L'objectif visé par la vignette didactique clinique n'est pas de conduire à la validation de preuve : « (...) mais d'apporter des éléments de réflexion à la compréhension du sujet enseignant dans sa dynamique » (Jourdan, 2013).

Nadia à un rapport ambivalent avec l'alcool. Elle semble ne pas savoir comment agir, lors de l'analyse sensorielle, pour protéger ses élèves de l'alcoolisation. Elle indique : « si un jour il arrive un problème avec un élève alcoolisé (...)[6] » tout en ne les obligeant pas à cracher[7] sous prétexte que le vin est un produit noble, elle affirme : « c'est un produit qui est bien fait etc. moi je vois pas pourquoi est-ce qu'on cracherait ». Cette partie du curriculum caché (faire régurgiter le vin aux élèves lors d'une analyse sensorielle) résonne dans un reste institutionnalisé dont elle ne peut pas se défaire.

Cela la précipite d'ailleurs dans une situation délicate lorsqu'un élève boit directement le vin en dehors de sa présence. Lorsqu'elle s'aperçoit de cette rupture du contrat didactique : « qu'est-ce que vous avez fait vous avez bu d'un seul coup ? » réagit-elle. Pourtant elle ne réprimande pas l'élève et renouvelle l'expérience sans justifier les dangers de la consommation abusive d'alcool : « non on boit pas d'un seul coup, je vais vous expliquer mettez moi un petit peu de vin dans le verre » dit-elle en reprenant sa leçon sur la partie méthodologique de l'analyse sensorielle. Elle ne peut se résoudre à obliger les élèves à cracher comme un impossible à supporter (Carnus, 2013). Ce sont probablement ses expériences passées (son apprentissage personnel de l'analyse sensorielle) et sa conception du vin (un produit noble et bien fait), qui constitue son curriculum savouré.

Le rapport à l'alcool de l'enseignant influence l'enseignement de l'analyse sensorielle du vin. Son déjà-là sensoriel (Alvarez, 2019) transforme cette partie du curriculum caché (recracher le vin après la fin de l'analyse sensorielle) en curriculum savouré (incorporé, intime [ce qui prend une dimension particulièrement adaptée dans le cas du vin qui est un produit d'une complexité aromatique notoire]). L'enseignant, très fortement influencé par son déjà-là sensoriel composé d'une histoire personnelle, d'une façon de concevoir le savoir et son enseignement, se retrouve contraint, à son insu, par ce curriculum savouré dont il ne peut pas (ne veut pas ?) se libérer.

[1] UNESCO, Patrimoine immatériel de l'humanité, le repas gastronomique des Français, [en ligne] http://www.unesco.org

[2] Au sens générique du terme (sommeliers, dans les restaurants qui disposent de ce personnel spécialisé et personnel de service en contact avec la clientèle en charge de la valorisation du vin dans les autres restaurants)

[3] En CAP (certificat d'aptitudes professionnelles), en Bac Pro (baccalauréat professionnel services et commercialisation), en Bac STSHR (baccalauréat sciences et technologie des services) en BTS (brevet de technicien supérieur) et dans les mentions complémentaires sommellerie.

[4] La vignette didactique clinique est une cristallisation des éléments saillants du cas (Carnus et al, 2013)

[5] Il s'agit d'un pseudonyme pour maintenir l'anonymat de l'enseignant collaborateur.

[6] Les phrases en guillemets sont des extraits de verbatim, soit des entretiens, soit de la leçon de Nadia.

[7] Émile Peynaud (1980) indique que le dégustateur professionnel « recrache le plus complètement possible la gorgée de vin » car « il serait impossible au goûteur de boire sans dommage ». Ne pas boire relève d'une « obligation de prudence », l'ingestion d'alcool est problématique tant au niveau de la santé que de la perte du discernement.

Bibliographie

 ALVAREZ, D. (2017). Comment enseigner le "sentir et le dire" ? Une double compétence : olfactive et langagière dans l'analyse sensorielle des vins. Dans S. CHARBONNIER, Recherches en didactiques, études disciplinaires (pp. 81-97). Lille: Presses universitaires du Septentrion.

CARNUS, M.-F., & TERRISSE, A. (2013). Didactique clinique de l'EPS. Paris : Editions EP&S.

FEDOUL, S. (2018). L'œnologue et le sommelier, ambassadeur de la qualité des vins : le « discours œnologique froid » et le « discours œnologique chaud ». Territoires du vin.

HUGOL-GENTIAL, C. (2011). La construction d'un espace interactionnel entre clients et sommelier lors de la prise de commande du vin. Dans E. &. al, Autour des langues et du langage (2) perspectives pluridisciplinaires (pp. 227-284). Grenoble: Presses universitaires de Grenoble.

LOIZON, D. (2009). Les filtres personnels dans l'action didactique. Etude de cas dans l'enseignement du judo. Dans A. TERRISSE, & M.-F. CARNUS, Didactique clinique de l'éducation physique et sportive (EPS). Quels enjeux de savoirs ? (pp. 83 - 100). Bruxelles: Editions De Boeck université.

PEYNAUD, E. (1980). Le goût du vin. Paris: Bordas.

TERRISSE, A., & CARNUS, M.-F. (2009). Didactique clinique de l'EPS : quels enjeux de savoir ? Bruxelles: De Boeck.



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