Ce colloque invite à penser la complexité du monde et encourage à traiter des controverses historiennes qui en découlent. Cette entrée par les controverses est stimulante comme en témoigne le dernier volume de Questions vives qui s'intitule « Questionner l'éducation par les controverses » (n°37/2022). Le processus de transposition didactique étant central dans le cadre théorique que nous avons choisi de mobiliser, à savoir la didactique de l'histoire et de l'éducation à la citoyenneté, notre projet est de questionner la possibilité d'une transposition de ces controverses dans l'enseignement de l'histoire aujourd'hui en Suisse romande.

Dans son article « Didactiques », Yves Reuter insiste sur « la focalisation sur les contenus et sur leurs relations à l'enseignement et aux apprentissages » qui fait la spécificité des didactiques (Reuter, 2013). Cette définition soulève cependant des « problèmes et débats » qui traduisent l'absence de consensus sur les objets et méthodes de cette discipline émergente confrontée également à des enjeux liés à la délimitation du champ scientifique de la didactique de l'histoire. Celui-ci est pluriel comme en atteste une publication récente qui propose une typologie des travaux dans le domaine depuis les années 1980 dans l'espace francophone (Doussot & Fink, 2022). Ce portrait contrasté, par son existence même, témoigne de la diversité de la discipline et de l'impossibilité de vouloir en unifier les approches théoriques et empiriques, ceci au risque d'en appauvrir les recherches en imposant un cadre conceptuel unique.

Ma proposition s'inscrit dans l'axe 2 de l'appel à communications en proposant une réflexion autour de l'approche épistémologique des controverses. Je m'appuie sur les propositions de Virginie Albe quant à l'élaboration d'une didactique des controverses scientifiques en transposant cette réflexion dans le cadre de l'histoire en particulier (Albe, 2009). Elle croise toutefois des questionnements disciplinaires liés à l'éducation à la citoyenneté et leur impact sur les postures enseignantes (Buttier & Vézier, 2021). Elle recoupe en cela l'axe 1 dans la mesure où elle porte également sur les normes et valeurs.

Afin d'interroger la possibilité même que l'enseignement des controverses puisse développer un pouvoir d'agir, la didactique des questions sensibles sera donc abordée. L'approche didactique des controverses du et sur le passé est centrale dans la compréhension par les élèves des enjeux du monde contemporain, qu'il s'agisse de « questions vives » (Legardez & Simmoneaux, dir. 2006) ou « d'objets difficiles » (Moisan, Ethier, Lefrançois, 2022). L'approche des questions sensibles a été transposée en didactique de l'histoire par Heimberg par exemple (Heimberg, 2016). Les auteurs de l'introduction du volume de Questions vives sur les controverses interrogent : « Les controverses pour développer une conscientisation critique et active ? » (Benoît Urgelli, Abdelkrim Hasni et Olivier Morin, 2022). Ils relèvent ainsi un enjeu didactique centré sur les « dispositifs d'éducation par les controverses ».

Ma réflexion s'ancre dans le terrain genevois en analysant les normes et prescriptions pour voir s'il existe un alignement curriculaire entre les prescriptions de la Loi sur l'instruction publique (LIP) quant à l'éducation à au discernement et les Moyens d'enseignement romands (MER) mis à disposition du corps enseignant pour les cours d'histoire au Secondaire 1 (cycle d'orientation genevois). Ces ressources pédagogiques romandes seront analysées dans leur ensemble : le Plan d'études romand (PER) et les Moyens d'enseignement romands (MER) y compris les Outils, démarches et Références (ODR). Les ODR encouragent à adopter une approche transversale commune aux SHS en proposant notamment la démarche d'enquête. L'étude croisée de ces divers outils institutionnels vise à savoir dans quelle mesure est-il possible de saisir la complexité du passé en s'appuyant sur ce corpus ?

Ce défaut d'alignement peut faire de l'éducation à la pensée critique une injonction paradoxale (Ethier, Lefrançois, Audigier, dir., 2018). Cette analyse curriculaire sera alors confrontée à un terrain composé de 200 récits d'élèves du Secondaire genevois sur leurs propres conceptions de l'histoire, collectés entre 2017 et 2018 à partir d'une question ouverte : « Raconte ce que tu sais de l'histoire » avec le sous-titre suivant « Choisis ce qui est important d'après toi ». Cela permettra de constater si des controverses sont présentes dans ces récits qui traduisent parfois une approche sensible des sujets traités. Une éventuelle absence sera ensuite mise en correspondance avec les conceptions d'enseignant·es de Genève en analysant trois entretiens semi-directifs menés à Genève en 2016-2017 portant notamment sur les conceptions enseignantes de la neutralité (projet FNS n°152808).

Ma communication étudiera tout particulièrement l'approche transdisciplinaire prônée pour l'étude des SHS en Secondaire 1 afin de montrer comment la volonté de déconnecter la méthode d'analyse de sources proprement historiques tend à faire de cette méthode un moyen de construire une citoyenneté critique. Ce faisant, la dimension civique peut prendre le pas sur l'objectif de formation des élèves à la pensée historienne. Les savoirs historiens sont alors déstabilisés dans leur version scientifique par des usages publics qui interfèrent avec leur transposition didactique en particulier lorsqu'il s'agit de savoirs faisant l'objet de controverses scientifiques, voire politiques. Fort de ce questionnement proprement didactique sur l'articulation entre questions sensibles et histoire en contexte scolaire, cette communication se penchera tout particulièrement sur une séquence des MER de 11e du Secondaire 1 qui utilise le cas du Manuel de l'autre, exemple de manuel israélo-palestinien.

Cette communication proposera enfin une réflexion sur l'interdisciplinarité à partir des visées civiques de l'histoire et donc de son entrecroisement avec l'éducation à la citoyenneté. Dans quelle mesure l'enseignement de cette branche peut-il contribuer à façonner un esprit critique dans le monde contemporain alors que la promotion de l'esprit critique et de la capacité de discernement est une des finalités premières de l'école genevoise (article 10, alinéa C de la LIP) ? La spécificité didactique de l'étude de l'histoire est-elle de devoir, par exemple, être une propédeutique de la littératie des médias et de l'information (Wineburg & McGrew, 2018 ; Melhuish & alii, 2019) ?

Bibliographie

- Albe, V, (2009). Enseigner les controverses, PUR. 

- Buttier, J.-C. & Vézier, A., dir. (2021). Ressources. Dossier Postures enseignantes et laïcité scolaire, n° 23. 

- Choppin, A., (2008). Le manuel scolaire, une fausse évidence historique. Histoire de l'éducation, 117, 7-56.

- Éthier, M.-A., Lefrançois, D. & Audigier, F. (dir.) (2018). Pensée critique, enseignement de l'histoire et de la citoyenneté.

- Heimberg, C., (2016). Reconstruire à l'école, autant que possible, l'authenticité d'un passé rendu intelligible. Questions Vives [En ligne], N° 26 | 2016, mis en ligne le 15 décembre 2016, consulté le 02 août 2022.

- Legardez, A., Simmoneaux, L. dir. (2006), L'école à l'épreuve de l'actualité - Enseigner les questions vives, ESF, 2006.

- Melhuish, N., Spencer, K., Webster, A., & Spence, P. (2019). From Literacy to Fluency to Citizenship: Digital Citizenship in Education. SSRN Electronic Journal, 1–22.

- Reuter, Y.,(2013), Didactiques in Reuter, Y., Cohen-Azria, C., Daunay, B., Delcambre, I., Lahanier-Reuter, D. (2013). Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques. De Boeck Supérieur.

- Urgelli, B, Hasni, A. & Morin, O. Questionner l'éducation par les controverses, Questions Vives [En ligne], N° 37 | 2022.

- Wineburg, S., & McGrew, S. (2019). Lateral Reading and the Nature of Expertise: Reading Less and Learning More When Evaluating Digital Information. Teachers College Record, 121(11), 1–40.