Notre communication s'inscrira prioritairement dans l'axe 2 du colloque, dans deux contextes et disciplines de l'école primaire française : l'un concerne la pratique des langues en maternelle, l'autre s'appuie sur une situation en danse dans une classe de CE2-CM1, à l'articulation des arts et de l'EPS. Les situations étudiées sont en partie des ingénieries didactiques, dispositifs décrits par Sensevy (2023) comme pouvant participer à la reconstruction de la conception de ce qu'est un curriculum, de comment il se construit, en coopération entre professeurs et chercheurs.
Il s'agit de poursuivre dans une approche comparatiste, un travail de recherche mené en appui sur la Théorie de l'Action Conjointe en Didactique et en particulier sur la notion en construction de jargon, en lien avec la notion de culture (Le Hénaff, 2021). Ce que nous appelons un jargon est « un langage particulier d'un groupe social ou professionnel trouvant son origine dans les jeux sociaux de la culture, et les exprimant » (Sensevy et al., 2019).
Nous associerons l'étude de cette notion à l'analyse des énoncés verbaux, gestes et postures, produits en situation de classe, pour montrer l'ajustement du langage au plus près de la pratique, dans le but de permettre aux élèves d'effectuer un geste attendu. L'étude comparative de ces différentes concrétisations nous permettra de questionner et, nous l'espérons, de mieux préciser, l'usage qui peut être fait des notions de jargon, de geste et de culture. Comment, dans deux situations (acteurs, niveaux, disciplines) contrastées, peut-on repérer la production et l'usage de ces jargons, en lien avec ces jeux sociaux de la culture ? Quelles similitudes ou différences dans ces processus didactiques ? Quelle place et apports de ces jargons dans ces situations d'enseignement-apprentissage, au vu des curriculums qui peuvent s'y rattacher ? Et quels effets didactiques sur les élèves ?
Nous travaillerons les notions présentées, d'une part à l'école maternelle, lors d'une situation de transmission d'une recette de cuisine en anglais, en présence de l'enseignante, entre deux classes, avec des élèves de 5 et 6 ans (moyenne section et grande section de l'école maternelle française). C'est la compréhension d'un geste de tamisage de la farine, décrit par l'expression « elle tapote », qui sera spécifiquement étudiée.
De son côté, la situation d'enseignement-apprentissage en danse (Messina, 2017), concerne un artiste chorégraphique invité, une enseignante et des élèves de 8 et 9 ans (cours élémentaire deuxième année et cours moyen première année, de l'école française). Dans cette situation, c'est l'usage de l'expression « lâcher-tirer » lors d'un exercice qui sera au cœur de l'enquête didactique collective, pour construire la capacité corporelle de poids-contrepoids avec un partenaire.
Dans les deux cas, nous nous appuierons sur des données filmées, associées à des observations en classe, dans une approche clinique. Les données filmées, ou films d'étude, ont donné lieu à un travail de transcription, de constitution de photogrammes et d'élaboration de synopsis de séances, dans le but d'accéder à des représentations les plus précises possibles du déroulement des situations, pour centrer en particulier l'analyse sur la manière dont le langage et le corps sont mis en jeu et se spécifient.
Ces verbatims en situation ont par ailleurs fait l'objet d'échanges en entretien post-séance avec l'artiste et l'enseignante, pour la séance en danse, et en ingénierie didactique pour la séance en anglais en maternelle.
Nos analyses viseront à montrer comment ces jargons, construits au sein des collectifs classe observés, participent à construire un arrière-plan commun, une certaine connaissance pratique de la culture culinaire et dansée. Dans les deux cas, ils agissent comme une « actualisation » (Lefeuvre, 2018) du savoir en jeu, pour faire évoluer, varier, le savoir, afin qu'il fasse sens au sein du groupe. Il s'agit en particulier, de construire le « geste juste » qui nécessite un « énoncé juste » pouvant rendre justice à une pratique particulière (et inversement). La production et l'usage collectif de ces jargons conduisent les élèves à identifier des « saillances perceptives » dans la situation et donc à ajuster leurs manières de faire (cuisiner des cupcakes ou danser avec un partenaire). Pour reprendre l'expression d'Ingold (2018), ils permettent, en ce sens, de construire les premières étapes d'une éducation de l'attention, au travers de la pratique pâtissière ou de la pratique dansée.
L'approche comparatiste nous amènera à tirer des conclusions quant à la précision possiblement apportée par l'usage de notions abstraites, dans deux concrétisations différentes. Nous pensons que la confrontation à ces concrets variés permettra de développer plus précisément notre compréhension de ces notions et des situations observées. De plus, les analyses que nous menons s'inscrivent dans une perspective qui nous fait considérer les apprentissages, non seulement comme des savoirs, mais comme des savoirs en pratique, ou des pratiques de savoirs. À travers de telles analyses, nous entendons contribuer à discuter des éléments en lien avec une nouvelle conceptualisation du curriculum, en particulier dans le fait que, lorsqu'on considère les savoirs comme des pratiques, on les ramène vers la culture, vers des situations-et-des-œuvres (Sensevy, 2023). Ceci, nous semble pouvoir contribuer à la discussion thématique de ce congrès autour de la transposition didactique des curriculums pour faire accéder les élèves à la complexité du monde, c'est-à-dire, à la complexité des savoirs-pratiques humaines. Les situations didactiques s'appuyant sur des processus d'enquête et « le faire » des élèves comme c'est le cas dans les exemples étudiés, nous semblent pouvoir être une contribution pour réinterroger les pratiques d'enseignement à l'École, tout autant que les contenus des curriculums auxquels ils se rattachent.
Références bibliographiques
Ingold, T. (2018). L'anthropologie comme éducation. Presses Universitaires de Rennes.
Lefeuvre, L. (2018). Didactique de l'enquête pour une lecture interprétative d'une fable de Jean de La Fontaine, selon une épistémologie de l'élévation de l'abstrait au concret. Étude de cas au sein d'une ingénierie coopérative [Thèse de doctorat, Université de Bretagne Occidentale]. http://theses-scd.univ-brest.fr/2018/These-2018-ELICC-Sciences_de_l_education-LEFEUVRE_Loïs_Tome_1.pdf
Le Hénaff, C. (2021). La langue et la culture en éducation. De la notion de jargon aux ingénieries coopératives en Théorie de l'Action Conjointe en Didactique [Habilitation à diriger des recherches, Université de Bretagne Occidentale].
Messina, V. (2017). Une approche didactique de la danse et de la création chorégraphique. De l'action conjointe chorégraphe/danseurs, à l'action conjointe professeur/élèves à l'école élémentaire [Thèse de doctorat, Université Rennes 2]. Hal. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02724656v1
Sensevy, G. Gruson, B., & Le Hénaff, C. (2019). Épistémologie & Didactique. Quelques
réflexions sur le langage et les langues. Dans C. Chaplier & A.-M. O'Connell (dirs.), Épistémologie à usage didactique. Langue de spécialité (secteur LANSAD) (pp. 35-52). L'Harmattan.
Sensevy, G. (2023). Quelques éléments de réflexion sur la question du curriculum ; quatre propositions. Texte consulté à : https://curriculum.hypotheses.org/2721
- Poster