D'après Lange & Barthes (2021, p. 133), l'anthropocène, « métarécit collectif » qui structure nombre de recherches actuelles (scientifiques, philosophiques, littéraires, politiques...), questionne l'éducation du fait « de l'incertitude des savoirs impliqués, de la complexité des défis soulevés et de la difficulté à penser rationnellement et collectivement un avenir commun ». Face à de tels enjeux, le champ de l'éducation semble en tension entre deux types de réponse : une réponse « faible » qui cherche à gommer les effets néfastes d'un développement pensé essentiellement dans sa dimension économiciste versus une réponse « forte » qui vise une transformation sociétale et la création de situations de « familiarisation pratique de mobilisations collectives » (p. 142). grâce à une réflexion sur les valeurs mises en jeu par l'anthropocène. Notre communication, s'inscrivant dans ce second type de réponse, s'intéresse à une séquence d'enseignement expérimentée en classe de CP-CE1 à partir de la lecture de l'album Sur mon ile[1], croisant littérature, sciences et enseignement moral et civique pour interroger le problème « pernicieux » (Fabre, 2021b) de la pollution marine.
Nos travaux relèvent ainsi de la didactique du français, mais s'inscrivent aussi dans le cadre de l'apprentissage par problématisation – en lien avec les travaux de Fabre (2017) et Orange (2006) – comme dans celui de la didactique émergente des Questions Socialement Vives (QSV) qui étudie les processus d'enseignement-apprentissage relatifs aux « objets porteurs de controverses et de débat dans la sphère scientifique, dans la société et les médias et donc dans la classe » (Simonneaux & Simonneaux, 2014, p. 60).
Notre mobilisation de la didactique des QSV se justifie par la nature des textes littéraires abordés dans les expérimentations que nous menons, les œuvres littéraires mettant en scène des conflits de valeurs. Ces œuvres amènent les élèves à un questionnement qui conduit à des controverses et des débats dépassant la discipline du français comme la classe. Ces débats, en effet, ne mobilisent pas seulement des savoirs et connaissances, mais également des valeurs et croyances étroitement liées à la construction des savoirs.
À l'image des QSV, la question des valeurs connait en effet un regain d'intérêt dans le champ didactique de la littérature. Rouvière précise ainsi que « tout engagement dans la lecture du texte littéraire est un engagement de nature éthique » (2018, p. 31) qui, via les valeurs mises en jeu dans le texte, « conduirait alors le lecteur à s'interroger sur son propre système de valeurs » (p. 32). Dans la continuité des propos de Rouvière comme des travaux de Dufays et al. (2021), nous envisageons l'activité herméneutique comme une activité qui permet à un lecteur de donner sens au texte lu non seulement d'un point de vue sémantique, en faisant appel à la compréhension et à l'interprétation, mais également d'un point de vue axiologique en appliquant le sens construit à sa propre existence (Huchet & Schmehl-Postaï, 2022). Outre une dimension nécessairement « chrono-logique », toute activité herméneutique implique par conséquent une appréciation personnelle, relative aux intérêts, aux compétences et aux valeurs propres à chaque lecteur dans la mesure où lire, « c'est toujours [...] évaluer » (Dufays, 2019, paragr. 1).
Les séquences d'enseignement à démarche problématisante que nous expérimentons depuis plusieurs années ont pour but d'accompagner les élèves de la maternelle au cycle 4 dans leur construction de sujets lecteurs singuliers au sein de la communauté que constitue la classe (Louichon, 2020). Pour ce faire, nous privilégions des dispositifs fondés sur un dévoilement progressif du texte afin de donner le temps suffisant aux élèves, via des écrits individuels et des débats interprétatifs, de s'approprier le système axiologique du récit incarné par les personnages (Schmehl-Postaï & Huchet, 2018).
Dans le cadre de notre communication, nous nous proposons de présenter comment nous avons collaboré avec un enseignant pour implanter dans sa classe une séquence destinée à accompagner 27 élèves de CP-CE1 dans leur construction du sens de l'album Sur mon ile, mettant en scène la question de la pollution océanique. Cette séquence se situe à la croisée de plusieurs disciplines scolaires avec 5 séances de lecture compréhension – alternant des phases de lecture à haute voix par l'enseignant, d'écrits individuels ou collectifs ainsi que des débats interprétatifs en lien avec l'intrigue –, 2 séances de sciences et une séance conclusive relevant de l'enseignement moral et civique.
Notre questionnement de recherche porte sur la structuration disciplinaire des savoirs enseignés à l'école pour inciter les élèves à la réflexion et à l'analyse critique des situations vécues par les personnages du récit, mais aussi au développement de leur imagination et de leur créativité, deux aspects mis en avant par Lange et Barthes pour envisager des possibles « émancipateurs » (2021, pp. 141-142) quant à un problème pernicieux. Les données recueillies étant en cours d'exploitation, nous présenterons nos premiers résultats sur la base d'une analyse lexicale et énonciative des traces écrites des élèves pour montrer comment ceux-ci sont parvenus, à partir de leurs valeurs de jeunes sujets lecteurs, à se saisir dans une certaine mesure des dimensions épistémologique, éthique et ontologique du problème de la pollution (Fabre, 2021a) – grâce à leurs interrogations sur les situations vécues par les personnages – et à jouer avec des possibilités créatives de solution.
Bibliographie :
Dufays, J.-L., Brunel, M., Capt, V., Barthélemy, V., & et Fontanieu, V. (2021). Lire une nouvelle en extraits avec des élèves de 9 à 15 ans : quels aspects du texte et quelles variations ?. Repères, 64. https://doi.org/10.4000/reperes.4499
Dufays, J.-L. (2019). Comment évalue-t-on les textes littéraires ?. Recherches & Travaux, 94. https://doi.org/10.4000/recherchestravaux.1605
Fabre, M. (2021a). Un avenir problématique. Éduction et responsabilité d'après Hans Jonas. Éditions Raison et Passions.
Fabre, M. (2021b). Problématologie des questions socialement vives. Repères épistémologiques pour l'école. Revue française de pédagogie, 210, 89‑99. https://doi.org/10.4000/rfp.10118
Huchet, C., & Schmehl-Postaï, A. (2022). Écrire pour s'approprier un texte littéraire au cycle 3. Compréhension, interprétation et appréciation. Le Français Aujourd'hui, 216, 47-57. https://doi.org/10.3917/lfa.216.0047
Lange, J., & Barthes, A. (2021) « Éducation à » et « Questions socialement vives » : éduquer en contexte d'anthropocène. Carrefours de l'éducation, 52, 133-147. https://doi.org/10.3917/cdle.052.0125
Louichon, B. (2020). Prendre en compte la parole de l'élève en séance de littérature en CM et en 6e : un geste professionnel commun ?. Repères, 62. https://doi.org/10.4000/reperes.3139
Rouvière, N. (2018). Les composantes de la lecture axiologique. Repères, 58, 31-47. https://doi.org/10.4000/reperes.1692
Schmehl-Postaï, A., & Huchet, C. (2018). Lire et interpréter les rôles des personnages pour comprendre les récits. Le Français Aujourd'hui, 201, 27-38. https://doi.org/10.3917/lfa.201.0027
Simonneaux, L., & Simonneaux, J. (2014). The emergence of recent science education research and its affiliations in France. Perspectives in Science, 2(1), 55-64. https://doi.org/10.1016/j.pisc.2014.07.002
[1] Album écrit et illustré par l'autrice coréenne Myung-Ae Lee, et traduit par Eun-Joo et Flore Carré pour les éditions De la Martinière en 2019.
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