Les modèles sont des outils amplement utilisés en sciences physiques et chimiques afin de représenter et d'expliquer un phénomène difficilement accessible, voire abstrait. Bien que l'intérêt de la démarche de modélisation dans l'enseignement des sciences expérimentales soit une question ancienne dans la recherche en didactique des sciences, elle est récente dans le contexte tunisien. En effet, ce n'est qu'en 2010 que le programme officiel des classes du secondaire (MEN, 2010) propose d'utiliser la démarche de modélisation dans l'enseignement de ces disciplines dans une vision constructiviste des apprentissages. Cependant, Cette prescription est accompagnée de peu d'indications pour l'opérationnaliser et la traduire dans les pratiques des enseignants. Or, de nombreuses recherches mettent en avant la difficulté des enseignants à structurer leurs pratiques d'enseignement autour de la démarche de modélisation. Elle n'est pas aussi sans poser certains problèmes à de nombreux élèves qui éprouvent des difficultés à naviguer entre les différents registres interpellés en sciences expérimentales : l'empirique et le théorique (Roy & Hasni, 2014).
Nous avons choisi de décrire comment la démarche de modélisation est mise en œuvre en classe et cela via l'analyse didactique d'une séance ordinaire de travaux pratiques (TP) menée par une enseignante expérimentée (20 ans de carrière) pour des élèves du début du secondaire tunisien (grade 10, élèves de 15-16 ans) lors de l'enseignement et l'étude de la grandeur concentration massique d'un soluté dans une solution.
Le choix pour la concentration massique n'est pas arbitraire. En effet, cette grandeur est utile pour aborder ultérieurement des concepts comme par exemples les équilibres chimiques et les réactions acido–basiques (calcul de la constante d'équilibre et du pH) (MEN, 2010).
Cependant, si la littérature scientifique s'est largement intéressée aux difficultés de son apprentissage (Gandillet & Le Maréchal, 2003 ; Tsoumpélis & Gréa, 1995 ; Willame & Snauwaert, 2015), la manière dont cette grandeur est enseignée en classe reste peu documentée.
Notre méthode se base sur une étude de cas permettant de tenir en compte les particularités du contexte et d'analyser en profondeur l'avancée du savoir en classe. La vidéo de la séance observée constitue notre corpus principal.
L'analyse mobilise un cadre théorique alliant le modèle théorique de l'action didactique considérée comme conjointe enseignant/élève (Amade-Escot & Venturini, 2009 ; Schubauer-Leoni et al., 2007 ; Sensevy, 2007) et la théorie des deux mondes (Tiberghien & Vince, 2005) en lien avec un positionnement épistémologique relatif au fonctionnement du savoir dans la compréhension du monde matériel et aussi celle des élèves dans la vie quotidienne.
La combinaison de ces deux cadres théoriques, l'un issu des approches comparatistes en didactique, l'autre relatif à un point de vue épistémologique du savoir nous permet de décrire l'action dans laquelle s'incarne le développement du savoir en jeu. En effet, la théorie des deux mondes nous renseigne sur le statut accordé par les élèves et l'enseignante aux éléments du milieu de point de vue de la modélisation mais nous ne permet pas de décrire l'action dans laquelle se développe le savoir. C'est donc les descripteurs de l'action didactique qui permettent de comprendre comment le milieu évolue, sous l'action de quel acteur, et comment la référence commune sur la concentration massique se construit dans la classe.
L'analyse menée sur différentes échelles temporelles (Venturini &Tiberghien, 2018) visant à préciser plus finement les dynamiques de l'action didactique, cherche à caractériser les liens qui s'établissent (ou non) entre les différents éléments de savoir introduits (sont-ils relatifs au passage du monde des objets et événements au monde des théories et modèles ou au sein d'un même monde).
Il est ressorti de cette analyse qu'une mésogenèse pilotée par l'enseignante se conjugue avec une position topogénétique haute et une progression des savoirs animée par l'enchainement expérience - observation - interprétation. Cet aspect inductif assure les continuités (des liens qui s'établissent entre le monde des objets / évènements et le monde des théories / modèles) dans l'avancée du savoir. Toutefois, des discontinuités émergent lors de l'entrée impromptue et imposée de certains éléments de savoir (comme par exemple faire admettre aux élèves que la concentration massique est le rapport de la masse du soluté par le volume de la solution sans préciser que le volume du solvant est différent de celui de la solution) ce qui pourrait empêcher l'appréhension de certains aspects du modèle retenu, particulièrement la notion de « proportion » du soluté dans la solution.
L'analyse des pratiques d'enseignement nous permet de dégager des connaissances pour la pratique des enseignants au regard de l'utilisation de la démarche de modélisation en sciences chimiques au secondaire.
Il s'avère ainsi intéressant d'aider, lors des formations, les enseignants de chimie à travailler les articulations possibles, au cours de l'activité proposée aux élèves, entre les éléments de savoir en jeu dans le travail empirique et ceux introduits lors de l'institutionnalisation dont les analyses montrent qu'il s'agit d'une réelle difficulté pour l'enseignant.
Bibliographie :
Amade-Escot, C. & Venturini, P. (2009). Le milieu didactique : D'une étude empirique en contexte difficile à une réflexion sur le concept. Education & didactique, 3(1), 7‑43.
Gandillet, E., Le Maréchal, J. F. (2003). Conceptions et chimie des solutions ioniques. Dans V. Albe, C. Orange, L. Simonneaux (dir.), 3èmes Rencontres Scientifiques de l'ARDIST (p. 157‐164).
Ministère de l'Education Nationale. (2010). Programmes de sciences physiques 1ère année et 2ème année de l'enseignement secondaire. Centre National Pédagogique.
Roy, P. & Hasni, A. (2014). Les modèles et la modélisation vus par des enseignants de sciences et technologies du secondaire au Québec. McGill Journal of Education / Revue des sciences de l'éducation de McGill, 49(2), 349-371.
Schubauer-Leoni, M.-L., Leutenegger, F., Ligozat, F. & Fluckiger, A. (2007). Un modèle de l'action conjointe professeur-élèves : Les phénomènes didactiques qu'il peut/doit traiter. Dans G. Sensevy & A. Mercier (dir.), Agir ensemble, (p. 51‑92). Presse Universitaire de Renne.
Sensevy, G. (2007). Des catégories pour décrire et comprendre l'action didactique. Dans G. Sensevy & A. Mercier (dir.), Agir ensemble (p. 13‐50). Presse Universitaire de Renne.
Tiberghien, A. & Vince, J. (2005). Étude de l'activité des élèves de lycée en situation d'enseignement de la physique, Cahiers du Français Contemporain, 10, 153‑176.
Tsoumpélis, L., & Gréa, J. (1995). Essai d'application de la théorie des situations en sciences physiques : Apprentissage de la concentration molaire en classe de première S (Grade 11 US). Recherches en didactique des mathématiques, 15(2), 63‑108.
Venturini, P., Tiberghien, A. (2018). Analyse et formalisation de la dimension durable du contrat didactique. Cas de l'enseignement de la physique par activités en classe de seconde. Éducation et didactique, 12(3), 65‐106.
Willame, B., & Snauwaert, P. (2015). Les difficultés rencontrées dans l'apprentissage du concept de concentration en chimie. Recherches en Éducation, 55, 177‑205.