Cette contribution s'intègre dans l'axe 2 du colloque : elle porte sur des pratiques émergentes autour de jardins scolaires, comme la permaculture à l'école. Si la pratique occasionnelle d'un jardin potager existe depuis longtemps dans le cadre scolaire, les pratiques pédagogiques autour du jardin ou des travaux y relatifs sont potentiellement émergentes en Suisse pour au moins deux raisons : (1) au sein des écoles, elles disparaissent et réapparaissent au gré des vocations et initiatives d'un·e ou quelques enseignant·e·s, (2) elles n'appartiennent pas, en tant que telles, au curriculum, et ne sont pas formalisées et sont par conséquent constamment réinventées. Ainsi, les objectifs hygiénistes autour du travail aux champs, prioritaires au début du XXe siècle, a laissé la place aujourd'hui à des préoccupations de protection du climat, ou encore de prévention contre l'obésité dans le contexte nord-américain (Ozer, 2007).
Les changements et les défis sociétaux contemporains conduisent à un renouvellement des pratiques dans le milieu éducatif, associé, parfois, à une remise en question des habitudes professionnelles, notamment sur la question de l'interdisciplinarité (Darbellay, Louviot & Moody, 2019), de l'approche pédagogique centrée sur l'apprentissage de tâches complexes (Morin, 1980), mais également dans une perspective d'évolution sociologique (néo-ruralisme selon J. Viard, 1990). Une prise de conscience au sujet des problèmes liés au mode de vie actuel de l'humanité pénètre les milieux scolaires, souvent sous l'enseigne du courant dit de « développement durable », et pose la question de l'adaptation du milieu scolaire aux changements historiques (Fabre, 2011) . L'incitation à l'innovation, au renforcement des compétences d'autonomie, de créativité, de collaboration et d'esprit critique, sont des marques visibles de ces changements impactant la mission éducative (voir p.ex. Morin, 2013).
En outre, les observations effectuées permettent également de situer les pratiques scolaires par rapport à la permaculture (Holmgren, 2002), ou, plus simplement comme éducation à la durabilité (Ferguson & Lovell, 2014), tant au niveau des pratiques agricoles qu'au niveau humain, par exemple dans le modèle de gestion et d'innovation (Vitari & David, 2015). Mollison (1978) insiste sur les bienfaits sociaux et psychiques de la permaculture face à ce qu'il n'hésite pas à qualifier de « névrose urbaine » (p.181). Dès lors, cette recherche s'intéresse non seulement à l'émergence de nouveaux objets d'enseignement – dont certains, comme la durabilité, font déjà partie des objectifs curriculaires – mais surtout à celle de nouveaux modes d'appropriation et approches pédagogiques des objets en question. Pour distinguer les deux dimensions, nous parlerons de permaculture pour l'objet d'enseignement et la pratique mise en œuvre, et de permaéducation pour désigner la ou les approche pédagogique ou modes d'appropriation des pratiques que nous verrons émerger et qui se révèlent convergente avec cette « approche philosophique des systèmes complexes » qu'est la permaculture (idem).
Cette recherche étudie la diversité des pratiques récentes d'enseignement autour du jardin scolaire (Ozer, 2007), pour en soulever les obstacles éventuels, les tensions et controverses qui les portent. Par l'analyse des pratiques de jardin scolaire, il s'agit d'identifier les moyens didactiques, les discours, etc. notamment ceux qui se démarquent de « l'inculcation d'écogestes et du formatage » (Curnier, 2021). L'analyse vise à identifier, au sein des communautés de pratique, d'éventuelles formes de permaéducation, dans leur diversité, comme l'autonomisation, l'émancipation et la logique de durabilité forte selon Curnier (2021). Un objectif lié consiste à mettre à disposition des ressources permettant d'outiller les enseignant·e·s pour rendre opérationnel les liens entre ces pratiques et des aspects spécifiques des référents d'objectifs d'apprentissage (PER).
La démarche méthodologique est compréhensive et issue de la théorie ancrée : l'intention est d'étudier des pratiques d'enseignement liées à l'existence d'un jardin, telles qu'elles sont mises en œuvre dans leurs contextes, sans intervention ni suggestion didactique ou pédagogique de la part des chercheurs. Les instruments de constitution de traces (questionnaires, entretiens semi-directifs, observations, carnets de bord) ont pour but de réunir un maximum d'informations sur le milieu, les participant·e·s, la mise en œuvre des activités, et de provoquer une narration et une réflexion sur l'histoire vécue de l'émergence ou l'appropriation d'une nouvelle pratique par les enseignant·e·s, les concierges, les élèves, etc. dans différents contextes et mises en situation.
Les récits et le discours sur le vécu permettent de visibiliser des pratiques souvent peu documentées. Les chercheurs interprètent ensuite ces récits à l'aune des enjeux cités ci-dessus (interdisciplinarité, complexité, acquisition de compétences transversales, permaculture, etc.) pour relayer une description synthétique des apports de certaines actions pédagogiques et didactiques. Cela nous permet de documenter les écueils et finalement de faire des suggestions précises et concrètes aux enseignant·e·s débutant·e·s dans une activité de jardin scolaire. Notre logique de recherche repose sur « les instruments élaborés à destination des professionnels de l'éducation et de la formation » qui « trouvent leur origine et leur contour dans les observations de terrain et dans les situations réelles d'activité qui les ont initiées. » (Thievenaz, 2017, p. 13). L'enquête reposera ainsi sur des entretiens compréhensifs (Kaufmann, 1996).
La recherche suit et documente une dizaine de pratiques de jardin scolaire. La diversité porte sur les origines même de l'introduction d'un jardin, la manière de l'intégrer aux activités plus conventionnelles, de l'investir relativement au plan d'études, et de le mettre en œuvre dans diverses collaborations à l'interne comme à l'externe de l'école. Le jardin permet effectivement à certain·e·s enseignant·e·s de développer une relation particulière aux élèves, de mettre en lien des apports disciplinaires et de pratiquer l'nterdisicplinarité. Les observations des chercheurs documentent un fort investissement des élèves, une gestion participative, des activités d'observation, de design, et d'acquisition de compétences transversales.
Notre principale question de recherche est la suivante : le jardin scolaire est-il l'occasion de nouvelles pratiques et de relations différentes des élèves aux savoirs, et à leurs enseignant·e·s, ou ne fait-on que s'y reproduire des formes scolaires connues ?
Nous chercherons également à découvrir :
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Dans quelle mesure les élèves perçoivent une différence fondamentale entre les activités au jardin et les autres apprentissages scolaires ?
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Comment ces pratiques émergentes s'adaptent aux normativités externes en faveurs d'une durabilité ?
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Quelles sont les implications de ces pratiques sur la vie institutionnelle en termes de transformations ou tensions relativement à l'émergence de nouvelles conceptions des apprentissages, de l'évaluation, voire de la gouvernance ?
Références bibliographiques
Darbellay, F., Louviot, M. & Moody, Z. (Eds) (2019). L'interdisciplinarité à l'école. Succès, résistance, diversité. Neuchâtel : Alphil.
Curnier, D., (2021). Vers une école éco-logique. Le bord de l'eau : critiques éducatives.
Fabre, M. (2011). Éduquer pour un monde problématique: La carte et la boussole. Paris : Presses Universitaires de France.
Ferguson, R., & Lovell, S. (2014). Permaculture for agroecology: Design, movement, practice, and worldview. A review. Agronomy for Sustainable Development, 34, 251-274. 10.1007/s13593-013-0181-6.
Holmgren, D. (2002). Permaculture: Principles & Pathways Beyond Sustainability [Traduit et adapté par l'association Imagine Un Colibri]. Téléchargé le 13 août 2020 de http://aupetitcolibri.free.fr/.
Kaufmann, J.-C. (1996). L'entretien compréhensif. Armand Colin. [4e édition en 2016]
Mollison, B. & Holmgren, D. (1978,2021). Permaculture [traduit de l'anglais en deux tomes]. Éditions Corlet.
Morin, O. (2013). Éducation à la citoyenneté et construction collaborative de raisonnements socioscientifiques dans la perspective de la durabilité : pédagogie numérique pour une approche interculturelle de QSV environnementales. Thèse de doctorat, Université Toulouse le Mirail, Toulouse II.
Ozer, E. (2007). The Effects of School Gardens on Students and Schools: Conceptualization and Considerations for Maximizing Healthy Development, Health Education & Behavior, 34 (6), 846-863.
Thievenaz, J. (2017). Rencontrer et susciter l'inattendu : Une approche deweyenne de l'expérience. Questions vives recherches en éducation, N° 27. https://doi.org/10.4000/questionsvives.2060
Vitari,C., & David, C. (2015). Sustainable management model: Innovating through Permaculture. Paper presented at the Conference of the European Group for Organizational Studies, Athens, Greece.
Viard, J. (1990). Le tiers espace, essai sur la nature. Paris : Klincksieck.