Cette proposition de contribution examinera à quelles conditions les élèves peuvent être amenés à construire des compétences de lecture critique des documents, conformes à celles des historiens et en rupture avec les habitudes de lecture en classe d'histoire. Ces dernières conduisent à envisager les documents comme pourvoyeurs d'informations et non pas comme le support de l'exercice de compétences de lecture critique.
Cette contribution s'appuie sur l'analyse de trois séquences menées en classe de CM2 (élèves âgés de 10 ans) par une professeure expérimentée dans une école primaire française. Les deux premières séquences ont amené les élèves à travailler sur deux lettres de poilu de 1915, puis sur un rapport d'incident entre un gendarme allemand et une femme juive accompagnée de ses deux enfants dans un tramway à Bordeaux en 1942. La troisième séquence d'actualité a porté sur la vidéo où la journaliste russe Marina Ovsiannikova brandit un panneau dénonçant la guerre en Ukraine lors d'un journal télévisé. Toutes les séquences ont été intégralement filmées et transcrites à des fins d'analyse. L'objectif du projet de recherche est d'envisager les conditions de développement des compétences de lecture critique en histoire et de leur transfert lors d'une séquence d'étude d'un fait d'actualité.
Les séquences de la première année du projet ANR-CCEH (printemps 2022) se sont déroulées suivant la forme habituelle de l'histoire enseignée. L'enseignante de la classe a surtout demandé aux élèves d'établir ce que disent les documents suivant le modèle des boucles didactiques (la professeure interroge les élèves qui cherchent la réponse dans les documents et produisent une réponse, et ainsi de suite [Audigier et al. 1996]). Dans ce cas, les élèves envisagent les documents comme fournissant des informations sur le passé, comme disant le vrai du passé. Il en va de même pour la séquence d'actualité où les élèves se demandent pourquoi la journaliste brandit son panneau contre la guerre et listent les éléments d'explication de son geste qu'elle cite dans l'interview qui a été visionnée en classe. Dans tous les cas, les élèves ne voient pas les contradictions internes aux différents documents. Ils et elles ne mènent pas une enquête au sens de Dewey (1938) et il n'y a pas construction de compétences critiques de lecture de documents.
L'analyse des enregistrements vidéos des séquences, réalisée conjointement par le chercheur et la professeure lors de la première année de cette expérimentation, conduit à examiner ce qui pourra produire une autre organisation des séquences lors de leur réitération au printemps 2023. A cet effet, est mobilisé le cadre de la Théorie de l'action conjointe en didactique (TACD) (Sensevy, 2011 ; CdPE, 2019).
Il s'agit tout d'abord d'envisager des propositions contrefactuelles (CdPE, 2019) lors de l'analyse des échanges entre les élèves, au cours de leur lecture des documents. L'analyse sert à repérer des moments où les élèves auraient pu bifurquer vers d'autres possibles, vers un autre type de lecture des documents. A cet effet, il est nécessaire d'identifier la nature du problème qui pourrait être construit, grâce à ces contrefactuels, lors de chaque séquence. Cela suppose de questionner ce que la TACD entend par « problème » à partir des propositions formulées par le Cadre de l'apprentissage par problématisation (CAP) (Doussot, 2018). La TACD considère que le milieu (ici : les documents étudiés) pose problème en étant antagoniste au contrat didactique et notamment à ce que les élèves savent déjà faire par eux-mêmes. Les élèves mènent alors une enquête sur le milieu pour en organiser les formes sémiotiques, leur donner du sens et parvenir à une résolution du problème. De fait, le problème consiste souvent en un problème de lecture et de compréhension des documents. En revanche, le CAP met l'accent sur la construction du problème par les élèves. L'articulation de ces deux cadres permet de percevoir dans les séquences déjà réalisées, des situations où les élèves auraient pu être amené.e.s à interroger non pas ce que disent les acteurs, et qui leur pose un problème de lecture, mais sur les raisons pour lesquelles ils disent, ou ne disent pas, certaines choses, et qui amènerait les élèves à construire un problème. Il s'agit alors moins de résoudre un problème de lecture que de formuler une question et de vérifier des hypothèses interprétatives permettant de balayer les différents possibles proposés par la situation. Dans chaque séquence menée et analysée, ces situations potentielles apparaissent lorsque les élèves sont amené.e.s à percevoir des contradictions entre ce que les documents semblent dire, et dont la signification leur semble directement accessible, et certains détails de ces documents qui n'avaient pas été perçus par eux, ou encore d'autres documents venant infirmer les hypothèses explicatives immédiates des élèves. D'une certaine manière, diverses voix s'opposent, qui devraient conduire les élèves à examiner cette diversité pour proposer une diversité d'explications possibles. Par exemple, le rapport d'incident du tramway de Bordeaux en 1942 ne permet pas de comprendre pourquoi la receveuse rechigne à obéir au gendarme allemand qui veut faire expulser du tramway la mère de famille portant une étoile jaune. La confrontation avec les courriers échangés à cet occasion entre la Mairie de Bordeaux et la Kommandantur met en évidence le véritable problème historique révélé par l'incident du tramway, à savoir les conditions de la collaboration administrative quotidienne. Par exemple, on peut se demander pourquoi la journaliste continue à présenter imperturbablement le journal télévisé alors que Marina Ovsiannikova brandit derrière elle un panneau dénonçant la guerre en Ukraine.
Le repérage de ces situations contrefactuelles va permettre de construire, au cours de la deuxième année de la recherche (printemps 2023), des situations visant à de développer les compétences de lecture critique des élèves. Il s'agira de vérifier à quelles conditions la première séquence pourra être l'occasion de produire un exemple exemplaire (Kuhn, 1977) d'une démarche critique, remobilisé ensuite par les élèves pour construire le problème qui sera travaillé dans les deux autres séquences, et notamment dans la séquence d'actualité. Un exemple exemplaire est un problème concret reconnu comme tel par une communauté scientifique et que travaillent les étudiants aspirant à intégrer cette communauté. La référence à l'exemple exemplaire est à nouveau une occasion de croiser nos deux cadres théoriques car elle constitue une proposition essentielle des travaux de Doussot (2018) et est mobilisée également, mais selon une perspective différente, en TACD (CdPE, 2019).
Cette proposition de communication poursuit deux visées. Elle envisage la description de situations de classe conduisant les élèves à développer des compétences critiques de lecture de documents. Elle interroge les conditions de l'articulation de deux cadres didactiques qui, tout en étant parents, envisagent différemment l'approche du problème et de l'enquête en classe.
Références bibliographiques :
Audigier, F., Crémieux, C. & Mousseau, M.-J. (1996). L'enseignement de l'histoire et de la géographie en troisième et en seconde. Étude descriptive et comparative. Paris : INRP, « Documents et travaux de recherche en éducation ».
Collectif DPE (2019). Didactique pour enseigner. Rennes : PUR, « Paideia ».
Dewey, J. (1938/1967). Logique. Théorie de l'enquête. Trad. fr. Paris : PUF.
doussot, S. (2018). L'apprentissage de l'histoire par problématisation. Enquêter sur des cas exemplaires pour développer des savoirs et compétences critiques. Berne : Peter Lang.
Kuhn, T. (1977/1990). En repensant aux paradigmes. Dans La Tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences (pp. 341-423). Trad. fr. Paris : Gallimard.
Sensevy, G. (2011). Le sens du savoir. Éléments pour une théorie de l'action conjointe en didactique. Bruxelles : De Boeck.
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