Notre communication s'inscrit dans le cadre d'un projet de thèse en cours intitulée S'il vous plaît, dessine-moi une référence culturelle ! Du rôle et de la place du référent culturel dans l'enseignement de, par et avec la littérature de jeunesse à l'école primaire. Ce travail interroge la prise en main enseignante d'une prescription curriculaire relativement récente en Romandie, celle de donner accès à la littérature par le biais de la construction de références culturelles.
Si la discipline français est envisagée par les curricula suisses romands sous son angle communicationnel depuis des décennies (Darme-Xu et al., 2020), l'objet d'enseignement littérature, qui focalise plus précisément notre attention, s'y est vu consacrer une place différente selon les époques et les cycles scolaires. En ce qui concerne l'école primaire, qui réunit les deux premiers cycles, le curriculum prescrit actuel, le Plan d'étude romand (ci-après PER), en vigueur depuis 2010, fixe pour les enseignant·es l'objectif de donner « accès à la littérature » incluant progression des apprentissages, attentes fondamentales et indications pédagogiques. Le PER mentionne explicitement que cet objectif permet particulièrement de viser une des quatre finalités du domaines Langues, soit « construire des références culturelles ».
La place spécifique ainsi réservée par le curriculum actuel à la littérature en tant qu'objet d'enseignement peut être estimée comme une nouveauté dans le champ éducatif suisse romand. Il nous a donc paru intéressant dans le cadre de notre travail de thèse, et ceci en mettant sur pied un dispositif de recherche impliquant des enseignant·es primaires romand·es, de nous pencher sur la question de la mise en œuvre de cet objectif dans les classes et de son inscription dans la finalité de construire des références culturelles. Ce questionnement est guidé par les résultats de différentes recherches francophones (Butlen et al., 2008 ; Falardeau & Simard, 2012 ; Deschoux et al., 2015 ; Ronveaux & Schneuwly, 2018 ; Schindelholz Aeschbacher & Riat, 2019) qui montrent un positionnement enseignant épistémologique incertain autour de ces objets et la nécessité souvent avérée d'une formation spécifique. S'ajoute à cela un champ conceptuel toujours en construction et discussion : qu'est-ce que la littérature ? et sa didactique ? qu'est-ce qu'une référence culturelle ? Finalement, le PER donne-t-il la réponse à ces questions ? Permet-il à l'ingéniosité didactique des un·es et des autres de s'exprimer en toute quiétude ou provoque-t-il une insécurité limitante en la matière ? Sommes-nous face à la situation décrite par Nonnon (2010) d'une évolution curriculaire qui voit le monde de la pratique devoir traduire les intentions du prescrit sans le soutien que cela nécessite ? Bref, à quel processus de disciplinarisation avons-nous affaire ?
Une autre source de questionnement réside dans l'appréhension des objets littéraires eux-mêmes et leur grandissante complexité référentielle et inférentielle, les rendant souvent « résistants » (Tauveron, 1999). En Suisse romande, point de listes ministérielles d'ouvrages suggérés et/ou de matériel didactique à disposition, mis à part pour les albums et autres textes faisant partie intégrante des moyens d'enseignement officiels. Mais le PER demande explicitement aux enseignant·es de garnir la bibliothèque intérieure (Louichon & Rouxel, 2010) et commune des élèves.
La question qui nous intéresse tout particulièrement ici est donc celle du rapport des enseignant·es au prescrit. Considèrent-ils/elles les référents culturels comme des objets de savoir à transmettre dans le cadre de leur enseignement de la littérature ? Cette prescription curriculaire et la nouveauté qu'elle engendre s'inscrivent-elles aisément dans leur pratique ?
Notre communication propose un éclairage diachronique sur cette question curriculaire. Par la comparaison de l'évolution du prescrit avec les attentes du PER dans le cadre d'une analyse didactique portant sur les objets de la discipline que sont le référent culturel et la littérature, nous souhaitons mettre au jour les sources de tension potentielles entre certains héritages (le paradigme communicatif, par exemple) et les finalités officielles d'un enseignement forcément mouvant.
D'un point de vue comparatiste, il s'agit donc d'une perspective intra-disciplinaire qui permet notamment l'observation de divergences et/ou similitudes dans la formulation puis l'appréhension des prescriptions entre les différents cycles – voire degrés – de l'école primaire suisse romande. Cette perspective comparatiste souhaite relever le discours didactique portant sur les instruments de la profession que sont les programmes passés, le plan d'étude actuel et la progression curriculaire spiralaire (Nonnon, 2010) associée à celui-ci. Un éclairage à la fois historique et actuel qui permettra de porter un regard contextuel affiné sur le discours et les actions des participant·es à notre recherche doctorale. Ils/elles se sont vu proposer une sélection d'ouvrages de littérature de jeunesse choisis pour la forte présence de référents culturels de tous ordres. Après choix personnel explicité de ces 8 enseignant·es (un·e par degré de la scolarité primaire) parmi ces ouvrages, la chercheuse a recueilli leur retour sur la mise en pratique en classe d'une séquence de leur cru portant sur le livre choisi. Les différents entretiens menés (individuels et collectifs) ont permis de mettre la focale sur ce qui relevait ou non, selon les participant·es, de leur mission curriculaire. Ces retours sur les pratiques et leur planification permettront une mise en exergue de la place du prescriptif actuel comme plus ancien dans l'enseignement de la littérature, ce dont notre communication rendra donc compte.
Références
Butlen, M., Slama, P., Bishop M.-F., & Claquin, F. (2008). De quelques points de résistances dans la mise en place d'un enseignement de la littérature à l'école primaire. Repères, 37, 197-226.
Darme-Xu, A., Monnier, A., Schneuwly, B., & Tinembart, S. (2020). Émergence de la didactique du français et rénovation de l'enseignement en Suisse romande (1970-1990). In O. Tremblay et al., Diffusion et influences des recherches en didactique du français (pp. 203-222). Presses universitaires de Namur.
Deschoux, C.-A., Florey, S., & Ronveaux, C. (2015). Sous les pavés de la tâche, la plage des savoirs scolaires et la littérature. Formation et pratiques d'enseignement en question, 19, 127-136.
Falardeau, E. & Simard, D. (2012). Regards d'enseignants de français sur le caractère culturel de leur profession. In M. Giglio & S. Boéchat-Heer, Entre innovations et réformes dans la formation des enseignants (pp. 15-31). HEP-BEJUNE.
Louichon, B., & Rouxel, A. (2010). Du corpus scolaire à la bibliothèque intérieure. Presses universitaires de Rennes.
Nonnon, E. (2010). La notion de progression au cœur des tensions de l'activité d'enseignement. Repères [En ligne], 41.
Ronveaux, C., & Schneuwly, B. (2018). Lire des textes réputés littéraires : disciplination et sédimentation. Enquête au fil des degrés scolaires en Suisse romande. Peter Lang.
Schindelholz Aeschbacher, E., & Riat, C. (2019). Capital littéraire et culturel de l'étudiant.e. Appréhension des objets de savoir(s) et didactisation. La Lettre de l'AIRDF 65, 19-23.
Tauveron, C. (1999). Comprendre et interpréter le littéraire à l'école : du texte réticent au texte proliférant. Repères, 19, 9-38.