Pour plusieurs auteurs, « penser la complexité » constitue l'un des enjeux majeurs actuels et l'une des clefs de la compréhension du monde dans lequel nous vivons (Diemer 2014, Morin 2005). Cela étant, une approche systémique et le paradigme de la complexité utiles pour former de futurs citoyens et citoyennes capables de penser et questionner notre société actuelle dans une perspective critique demandent aux différents acteurs du monde scolaire un positionnement nouveau (Hertig 2018 ; Fierz, Gremaud & Jenni, 2022).
Depuis la mise en œuvre du Plan d'études romand (CIIP 2010) – abrégé PER – la Géographie scolaire en Suisse romande s'appuie sur un cadre épistémologique et didactique explicite pour l'ensemble de la scolarité obligatoire[1], qui affirme une posture nouvelle pour cette discipline. Ses finalités citoyennes sont clairement affirmées et ancrent la Géographie dans les Sciences humaines et sociales, en s'inscrivant en outre dans une Éducation en vue d'un développement durable qui teinte l'ensemble du projet de formation de l'élève et enjoint de considérer la complexité :
« (...) les problématiques liées au développement durable impliquent d'appréhender de manière systémique la complexité du monde dans ses dimensions sociales, économiques, environnementales, scientifiques, éthiques et civiques. Une Éducation en vue du développement durable (EDD) poursuit avant tout une finalité citoyenne et intellectuelle : elle contribue à la formation de l'esprit critique en développant la compétence à penser et à comprendre la complexité. » (Présentation générale du PER, CIIP 2010).
Selon le curriculum de Géographie du PER, les élèves sont invités dès leur plus jeune âge à considérer la complexité de notre société en étudiant les interactions entre les êtres humains et l'usage des espaces et de ses ressources. Au cycle 1, les espaces considérés sont ceux que les élèves peuvent fréquenter, questionner et analyser. Les objets d'études explorés permettent d'amorcer le travail des thématiques du cycle 2 – habitat, loisirs, approvisionnement-consommation et échanges (transports, énergie, communications) – autant de thèmes qui relèvent d'enjeux de société, voire de questions socialement vives (Legardez & Simmonneaux, 2003). À la suite du Plan d'études romand, des Moyens d'enseignement romands[2] (CIIP, 2012, 2013, 2014, 2016) de Géographie ont été élaborés afin de proposer des ressources didactiques visant à intégrer ces nouveaux paradigmes de l'enseignement de cette discipline à l'école primaire.
Cette communication se propose ainsi de discuter les trois points suivants.
1. Comment définir les caractéristiques d'une pensée systémique utiles pour aborder la complexité avec les élèves en Géographie, voire plus largement dans d'autres disciplines ?
Après avoir clarifié la contribution de la pensée systémique pour penser la complexité, il sera exposé un modèle élaboré à partir des concepts de Morin dans le cadre des recherches de l'ERDESS (Haeberli, Hertig & Varcher, 2011) et de travaux menés par la suite (Jenni, Varcher & Hertig, 2013 ; Hertig, 2015). Ce modèle comporte sept types de relations et capacités associées pour penser la complexité avec les élèves, pour identifier des liens entre les facteurs à prendre en considération dans l'étude d'une situation sociale complexe : relations de causalité simple, de chaînes de causalités linéaires, de causalité ou effets multiples, de syllogismes, de boucles de rétroaction ou de récursivité, de tension dialogique, ainsi que de relations fondées sur un ou plusieurs modes de pensée disciplinaires. Ces auteurs ont montré que les élèves sont capables de mobiliser des composantes de cette pensée complexe, mais ils plaident pour qu'elles soient davantage explicites dans le travail avec les élèves, notamment par l'usage de diverses représentations graphiques.
2. De quelles manières et dans quelle mesure les caractéristiques d'une pensée systémique sont-elles intégrées dans les Moyens d'enseignement romands de Géographie élaborés pour l'enseignement primaire ?
Une étude des activités proposées aux élèves par ces ressources permet d'illustrer quelques composantes d'une pensée systémique, selon le modèle exposé précédemment. Elle met aussi en évidence que quantitativement, dans les ressources proposées aux élèves de 7H-8H, plusieurs types de relation de la pensée systémique sont bien présents – notamment les relations de causalités ou d'effets multiples, tout comme les rétroactions dans une moindre mesure – alors que d'autres sont rares, tels que les dilemmes.
3. Quels dispositifs didactiques ou stratégies mises en œuvre par des enseignant.e.s favoriseraient l'intégration de cette pensée systémique auprès des élèves ?
Sont présentés et discutés ici quelques constats issus de données recueillies à Genève dans le cadre d'une recherche en cours, commune à quatre instituts romands de formation d'enseignant·e·s sur l'usage des Moyens d'enseignement romands en SHS[3] (HEP Fribourg, HEP Valais, HEP Vaud, Université de Genève). Par un dispositif d'ingénierie coopérative, un temps de travail commun entre l'enseignant·e et le chercheur permet de s'approprier les enjeux et les caractéristiques du modèle utile pour penser la complexité présenté ci-dessus, de choisir une activité à mener en classe et d'envisager des pistes pour favoriser la prise en compte de la pensée systémique avec les élèves, notamment en mobilisant les représentations graphiques. La leçon est observée et filmée puis discutée ensuite lors d'un entretien d'auto-confrontation, dans le but d'expliciter les choix, de discuter des effets constatés sur les apprentissages des élèves.
Pour terminer, un échange avec les participants se propose de discuter de la pertinence du modèle exposé et de sa mise en œuvre pour penser la complexité en Géographie, voire dans d'autres disciplines. La mobilisation du modèle dans la formation des enseignant.e.s pourra également être abordée.
NOTES DE BAS DE PAGE
Références bibliographiques
Audigier F., Fink N., Freudiger N., Haeberli P. (dir.) (2011). L'éducation en vue du développement durable : sciences sociales et élèves en débats (Cahiers de la Section des sciences de l'éducation no 130). Genève, Université de Genève
CIIP (2010). Plan d'études romand (PER). Neuchâtel : Conférence intercantonale de l'instruction publique. Repéré à https://www.plandetudes.ch/
CIIP (2012, 2013, 2014, 2016). Moyens d'enseignement romands (MER). Neuchâtel : Conférence intercantonale de l'instruction publique. Repérés à https://www.ciip.ch/Moyens-denseignement/Moyens-denseignement-romands-MER/Moyens-denseignement-romands-MER
Diemer A. (2014) L'EDD, une initiation à la complexité, la transdisciplinarité et la pédagogie critique Arnaud Diemer. Éducation au développement durable : enjeux et controverses, de Boeck, pp.99-118.
Fierz, S., Gremaud, B. & Jenni, P. (2022). Ancrer la complexité dans les pratiques de la géographie scolaire : un défi didactique d'envergure. In N. Durisch Gauthier, N. Fink & A. Pache. (Eds.). Former dans un monde en crise. Les didactiques des sciences humaines et sociales face aux transformations sociétales. Mélanges offerts à Philippe Hertig. Neuchâtel, Suisse: Editions Alphil-Presses universitaires suisses, pp. 121-136. doi:10.33055/ALPHIL.3210
Hertig P. (2015), Approcher la complexité à l'École : enjeux d'enseignements et d'apprentissages disciplinaires et interdisciplinaires. In F. Audigier, A. Sgard, N. Tutiaux-Guillon (dir.). Sciences de la nature et sciences de la société dans une école en mutation. Fragmentations, recompositions, nouvelles alliances ? Bruxelles, De Boeck, pp. 125-137.Hertig, P. (2018). Géographie scolaire et pensée de la complexité. L'Information géographique, 3, 99-114.
Jenni P., Varcher P. & Hertig P. (2013). « Des élèves débattent : sont-ils en mesure de penser la complexité ? ». Penser l'éducation, Hors-série, p. 187-204.
Legardez A., L. Simmonneaux (Ed.), 2003, L'école à l'épreuve de l'actualité. Enseigner les questions vives (pp. 19-33). Paris : ESF
Morin E. (2005), Introduction à la pensée complexe. Paris, Seuil.