Inséparables d'évolutions sociétales, parfois alimentés par des luttes sociales, l'histoire de la didactique est traversée d'enjeux critiques (Schneuwly 1990) depuis l'apparition quasi simultanée de ces deux termes dans l'Europe occidentale du XVIIe siècle. Le développement plus récent des didactiques le dénote : que l'on s'intéresse aux processus de disciplinarisation et d'institutionnalisation par lesquels, à partir des années 70, elles acquièrent progressivement leur autonomie scientifique, ou que l'on s'intéresse plutôt aux produits de leurs recherches, les débats qu'elles ouvrent sont plus nombreux que ceux qu'elles ne ferment. Au cours du demi-siècle passé, nous veillerons à l'exemplifier, les enjeux critico-didactiques se sont si bien diversifiés et étoffés qu'il est possible d'avancer, avec C. Fluckiger (2019), que « la question n'est peut-être pas de savoir si la didactique peut être critique, mais si la didactique peut ne pas être critique » (p.162).
Avec cette communication, nous souhaitons ainsi contribuer à la description et à la comparaison des formes et des fonctions occupées par les perspectives critiques dans la construction, par la recherche, des objets didactiques. Cet effort nous semble utile pour prendre à bras-le-corps une variété de tensions installées à l'articulation des démarches de connaissance et des visées d'intervention des didactiques, et qui parcourent en tant que telles l'appel à communication du 6e Colloque international de l'ARCD (2022) – en particulier son axe 1, où nous inscrivons notre proposition. Par exemple, nous pouvons pointer la mise en discussion :
- des disciplines scolaires comprises comme moyen émancipateur « de se prémunir contre les dérives idéologiques du façonnement des comportements et des opinions » (p.2), mais aussi comme vecteur d'assujettissement ou d'inégalités (p.4);
- de l'inscription (pluri-)disciplinaire d'une « pensée critique » (p.3) qui, toute difficile à modéliser qu'elle demeure, et pour paradoxale que puisse apparaitre son institutionnalisation, doit contribuer à la formation des futur·e·s citoyen·ne·s ;
- des « systèmes de normes et valeurs » véhiculés par l'organisation disciplinaire des savoirs (p.4) – alors même que cette organisation procure aux didacticien·ne·s des « marqueurs identitaires » (p.2), des ressources institutionnelles, et conditionne en somme la possibilité de leurs activités.
Pour s'orienter dans les enjeux critico-didactiques, nous proposons de distinguer à grands traits deux facteurs qui concourent à leur inscription dans le champ. Tout d'abord, les relations entre critique et didactique peuvent se comprendre comme une conséquence du rôle dévolu aux processus de médiation formative dans les organisations sociales en général, et plus singulièrement dans le développement de chaque individu. Qu'apprendre ? A qui ? Et dans quel but ? Si « toute réponse à la question des savoirs », comme l'affirme Y. Chevallard (1994), revêt un caractère institutionnel et « nécessairement polémique » (p.172), c'est donc que les objets qui intéressent les didactiques soulèvent des interrogations critiques indépendamment de leurs propres activités – ce qui n'est d'ailleurs pas sans effets sur elles, comme en témoignent notamment les demandes sociales (Lahire et Joshua, 1999) avec lesquelles elles ont à composer. Cependant, les didactiques ne sont pas uniquement affectées passivement, de l'extérieur, par les enjeux critiques qui innervent les rapports aux savoirs dans la société. En faisant coexister, à l'instar des sciences de l'éducation (Bronckart, 2001), des démarches épistémiques – dont on peut dire qu'elles consistent à produire des connaissances spécialisées sur les processus de médiation formative – et des visées praxéologiques (Halté, 1992) – qui participent de la transformation continue des situations d'enseignement et d'apprentissage –, les didactiques activent elles-mêmes une variété de perspectives critiques que nous chercherons à spécifier.
Afin de sonder les relations critico-scientifiques et pragmatiques que les didactiques entretiennent avec leurs objets, notre communication portera plus concrètement sur un corpus constitué par les 235 textes de la revue éducation & didactique – retenue pour son orientation pluridisciplinaire, comparatiste, et pour son exigence théorique – qui font apparaitre le terme de « critique ». Excluant les textes qui n'entretiennent pas de rapports explicites et étayés avec une thématique critique, nous chercherons à spécifier, pour les autres, leurs perspectives et leurs objets. S'agissant des perspectives, nous nous intéresserons :
- à leur(s) inscription(s) disciplinaire(s) – ce qui permettra de distinguer entre celles qui se développent à partir d'un point de vue externe, ou interne aux didactiques ;
- à leur(s) orientation(s) descriptive ou plus directement normative (Bart, 2021) ;
- le cas échéant, aux courants critiques attestés à l'extérieur des didactiques auxquels ces textes sont référés (pour un panorama établi à partir de la sociologie, voir De Munck, 2011 ; pour une discussion en philosophie, voir Kompridis, 2003).
S'agissant des objets, nous nous demanderons si les perspectives critiques identifiées portent :
- sur des évolutions sociétales ou des luttes sociales, rapportées ou non aux savoirs, en tant qu'elles existent à l'extérieur du champ didactique ;
- et/ou sur des problématiques considérables comme internes aux didactiques.
Pour les objets internes aux didactiques, nous chercherons finalement à préciser :
- s'ils relèvent de démarches épistémiques et/ou de visées praxéologiques ;
- s'ils sont rapportés au processus d'autonomisation de leur champ scientifique;
- au(x)quel(s) des quatre espaces didactiques (prescription, enseignement, formation, recherche) distingués par J.-L. Martinand (2014) ils sont liés.
Bibliographie
Bart, D. (2021). Évaluation et didactique. Une orientation de recherche descriptive et critique. Dossier présenté en vue de l'habilitation à diriger des recherches en sciences de l'éducation et de la formation. Université de Paris.
Bronckart, J. (2001). S'entendre pour agir et agir pour s'entendre. Dans : J.-M. Baudouin, J.Friedrich, éds., Théories de l'action et éducation (p. 133-154). Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur.
De Munck, J. (2011). Les trois dimensions de la sociologie critique. SociologieS.
Chevallard, Y. (1994). Les processus de transposition didactique et leur théorisation. Dans G. Arsac, Y. Chevallard, J.-L. Martinand, & A. Tiberghien, éds., La transposition didactique à l'épreuve (p. 83-122). Grenoble : La Pensée Sauvage, .
Fluckiger, C. (2019). Une approche didactique de l'informatique scolaire. Presses universitaires de Rennes.
Halté, J.- F. (1992). La didactique du français. Presses universitaires de France.
Kompridis, N. (2003). De Kant à Foucault. Réorientation de la critique. Archives de philosophie, 66(4), 635-648.
Lahire, B. & Joshua, S. (1999). Pour une didactique sociologique : Entretien avec Samuel Joshua. Éducation et Sociétés, 4, 29-56.
Martinand, J. (2014). Didactique et didactiques. Esquisse problématique. Dans : J. Beillerot, N. Mosconi, éds., Traité des sciences et des pratiques de l'éducation (p. 353-367). Paris: Dunod.
Schneuwly, B. (1990). Didaktik/didactiques. Éducation et recherche, 12(3), 213-220.