Les discours sur le travail journalistique constituent à la fois un domaine en expansion, et une source majeure de l'éducation aux médias et à l'information en France. Nous proposons d'analyser certains de ces discours exemplaires pour accéder à leurs caractéristiques épistémologiques, afin de mettre celles-ci en dialogue avec les dimensions épistémologiques d'enquêtes historiennes scolaires expérimentales. Il s'agit ce faisant de documenter didactiquement les rapports que peuvent entretenir éducation aux médias et enseignement de l'histoire à une période trouble de rapport entre discours sur la réalité et réalité, sur fond de dénonciation de complotisme rampant (Fabre, 2018).
Dans un premier temps, nous proposons de rendre compte d'une analyse des propositions épistémologiques des discours sur le travail journalistique autour de la notion de fait et d'information, en mettant en avant quelques illustrations. Analyse qui repose non sur une approche « médiacentrée » mais plutôt en considérant le journalisme sous l'angle épistémologique comme « façon particulière de connaître et de faire connaître » (Labasse, 2015). La multiplication des métadiscours du monde journalistique sur son propre travail, par l'intermédiaire notamment des rubriques de fact-checking, donne à voir les choix épistémologiques faits pour rendre compte de la réalité par des représentations présentées comme vraies. Ce qui conduit assez directement à observer, par comparaison, les proximités importantes avec les attendus de l'éducation aux médias et à l'information de l'Education nationale. Proximités qui trouvent sans doute leurs racines dans les interactions effectives entre journalistes et éducation aux médias.
Dans un second temps, ces caractérisations sont soumises à la grille d'analyse épistémologique du cadre théorique didactique de l'apprentissage de l'histoire par problématisation (Doussot, 2018). Celui-ci présente la spécificité d'aborder les questions d'enseignement-apprentissage de l'histoire sous le contrôle de l'épistémologie de la discipline de référence, mais pour mettre au jour les permanences et les écarts entre les deux mondes (scientifique et scolaire). Faits, informations et évènements sont ainsi pris dans les principes d'une production de savoirs problématisés dont la propriété principale est de ne pas se contenter de rendre compte de savoir ce qui s'est passé (les faits et leurs causes), mais d'en rendre raison : dire pourquoi ces faits et causes sont plus probables que d'autres possibles. En histoire, pour ne pas en rester à l'explication la plus séduisante ou immédiate, l'ensemble des points de vue possibles sur un évènement est l'objet de l'exploration de l'enquêteur, afin de les identifier et d'en mesurer les forces et faiblesses descriptives. L'enquête est modélisée, dans ce cadre théorique, comme un procès : « l'historien n'est pas un simple narrateur : il donne les raisons pour lesquelles il tient tel facteur plutôt que tel autre pour la cause suffisante de tel cours d'évènement [...] Et il argumente parce qu'il est, comme le juge, dans une situation de contestation et de procès » (Ricœur, 1983, p. 329). Une telle modélisation joue ici deux rôles : d'une part elle met en perspective les enquêtes des journalistes, et plus encore les enquêtes sur leurs enquêtes (notamment dans le travail de fact-checking), pour en dégager les proximités et écarts, et notamment sous l'angle de la dépendance des faits envers les points de vue possibles sur l'évènement relaté (des acteurs, témoins, journalistes...) et les problèmes que posent leurs incompatibilités perçues (ce qui renvoie au concept didactique de multiperspectivité, (Stradling, 2001) ; d'autre part, cette modélisation est à l'origine d'une séquence expérimentale de classe visant à faire mener ce type d'enquête par des élèves sur des productions journalistiques.
Cette séquence expérimentale, qui porte sur un événement d'actualité (l'attaque de l'Ukraine par la Russie en mars 2022) relaté par deux extraits de journaux télévisés, décline sous un angle pratique les principes de l'enquête historienne comme construction des points de vue possibles et de leur croisement, ceux des sources et ceux des historiens. Si cette séquence est l'aboutissement d'une série de séquences de ce type dans la même classe, avec le même professeur, nous nous centrerons pour cette contribution sur les données de cette seule situation pour en éclairer les points de divergences, voire les contradictions, avec les attendus d'une éducation aux médias. L'axe principal de l'enquête dans la classe est celui de la reconstruction du récit journalistique par un travail d'identification des causes possibles au déclenchement de la guerre. Ces causes deviennent rapidement l'objet du travail des élèves par la médiation d'un découpage de trois explications principales en faits et idées explicatives, ces dernières servant aux élèves à revenir au texte du journal télévisé pour tenter de sous peser la pertinence comparative des explications. La question des points de vue est prise en charge explicitement par ce que propose le professeur (et les didacticiens) : les élèves doivent se prononcer, par exemple, sur une question comme : « Poutine a-t-il plutôt raison ou tort de dire qu'il attaque parce que la Russie est menacée ? ». C'est donc le rapport des discours rapportés (en tant que sources) aux causes qui est l'objet du travail, et non les sources ou les causes elles-mêmes et séparément.
Il ressort de l'examen comparatiste de ces données plusieurs enseignements. Les activités d'argumentation des élèves, dès lors qu'elles portent sur ce rapport entre source et interprétation de la réalité de l'évènement, les conduisent vers des productions factuelles et conceptuelles. La recherche de vérité n'est plus directement celle de faits stables comme le dit la vulgate journalistique, mais est le résultat de comparaisons d'explications en concurrence et qui s'améliore au fil des échanges qui structurent leur enquête.
Bibliographie :
Doussot, S. (2018). L'apprentissage de l'histoire par problématisation. Enquêter sur des cas exemplaires pour développer des savoirs et compétences critiques. Peter Lang.
Fabre, M. (2018). Préface. In Pensée critique, enseignement de l'histoire et de la citoyenneté (M.-A. Ethier, D. Lefrançois&F/ Audigier, p. 7‑12). De Boeck.
Labasse, B. (2015). Du journalisme comme une mésoépistémologie. Communication, 33(1). https://doi.org/10.4000/communication.5093
Ricœur, P. (1983). Temps et récit. 1. L'intrigue et le récit historique. Seuil.
Stradling, R. (2001). Enseigner l'histoire de l'Europe du 20e siècle. Editions du Conseil de l'Europe.
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