S5 La lacune argumentative comme objet d'enquête : investiguer un article de journal en classe d'histoire
Nadine Fink  1@  , Etienne Honoré  1@  
1 : UER SHS, HEP Vaud

En Suisse romande, l'éducation aux médias figure parmi les domaines de formation générale définis par le Plan d'études romand (PER), avec l'ambition de développer l'esprit et l'indépendance critique des élèves face aux contenus médiatiques. Lors de l'adoption du PER en 2010, il était prévu que cet enseignement soit dispensé « en situation » dans toutes les classes et dans toutes les disciplines tout au long de la scolarité obligatoire. Ce curriculum est toutefois en cours de révision et prévoit l'introduction prochaine de l'Éducation numérique en tant que nouvelle discipline d'enseignement. Celle-ci est articulée en trois axes : l'analyse des médias, l'initiation à la science de l'informatique et l'utilisation des outils numériques. C'est le premier axe qui retient ici notre attention pour explorer l'hypothèse que l'apprentissage de l'évaluation de contenus médiatiques gagne à se référer à des savoirs et des pratiques disciplinaires propres aux sciences humaines et sociales. C'est avec cette intention que nous nous intéressons à l'enseignement de l'histoire en tant que contribution au développement de la pensée critique des élèves.

Dans un premier temps, nous exposerons les principaux éléments des visées prioritaires définies par le PER pour l'axe « Médias », en particulier les « spécificités des supports et analyse ». Nous verrons que les compétences à développer sont envisagées selon un principe algorithmique qui réduit le fonctionnement de la pensée à des règles reproductibles sur tout contenu médiatique: « qui? à qui? quoi? pourquoi? comment? où? quand? » Ce traitement procédural trouve son pendant dans l'étude de la presse, à partir de l'examen de la construction de productions journalistiques, que propose le manuel officiel de français de 11e année (15 ans). Il s'avère ainsi que l'esprit critique se développe en particulier à partir de compétences relatives aux théories de l'énonciation. Les sciences humaines et sociales ne sont, elles, officiellement sollicitées que comme réservoir des thèmes qu'elles sont susceptibles de proposer à l'étude des médias[1].

En plaçant l'analyse d'un article de presse dans l'angle de la situation de communication, le curriculum de l'éducation aux médias, adossé à celui de français, prend le risque de privilégier sa dimension rhétorique à sa dimension épistémologique. En insistant sur l'impact, dans le présent de la lecture, d'un texte achevé sur son lecteur, l'exercice critique risque de se limiter, en classe, à un échange d'opinions. En revanche, en se focalisant sur le passé de l'article, c'est-à-dire sur son processus de construction, la critique peut se déplacer de son contenu à son mode de production. Le débat prend alors en charge la question de la validité, non pas uniquement des idées et de leur présentation, mais surtout de leur relation aux faits sélectionnés.

Ce privilège offert à la rhétorique et à son efficacité nous pousse à la soumettre au contrôle de l'épistémologie de l'histoire : que signifie enquêter historiquement à partir d'un article de presse? En référence à la pratique scientifique de l'histoire et de l'exploration des hypothèses qui guide l'enquête historienne, nous nous appuyons d'abord sur les réflexions de Marc Bloch à propos des témoignages (1950), lorsqu'il distingue entre « pesée » et « comptabilité ». Pour lui, il ne s'agit pas de juxtaposer des témoignages comme autant de preuves significatives dès lors qu'ils sont validés. Il ne s'agit pas non plus d'aller dans le sens indiqué par le plus grand nombre. Ce qui fonde l'argumentation, c'est d'être référée à des faits, inscrits dans un faisceau d'éléments convergents, qui permettent d'en peser le poids explicatif. Nous nous appuyons ensuite sur la notion de « lacune » (Ginzburg, 2003 ; Veyne, 1971) en tant que levier didactique pour enquêter sur le caractère fondé d'une argumentation. Ce principe d'enquête engage à la fois la production d'hypothèses pour documenter une lacune argumentative et la mesure de leur potentiel explicatif. Cette modélisation sous-tend une séquence expérimentale mise en œuvre dans une classe de 8e année primaire (élèves de 12 ans) à partir d'un article de presse.

Après avoir présenté le cadre théorique, le dispositif méthodologique et les modalités d'analyse de notre recherche, nous nous intéresserons spécifiquement à cette séquence expérimentale qui est la troisième d'une série de trois. Les deux premières ont été mises en œuvre sur des thèmes historiques. Elles ont consisté à amener les élèves à identifier une lacune au niveau de l'argumentation implicite dans le traitement du sujet tel que proposé dans le manuel scolaire. La lacune est alors investie comme exploration des explications possibles pour la « combler ». La formulation d'hypothèses par les élèves fait avancer l'enquête en produisant la nécessité de recourir à des faits supplémentaires permettant d'en peser le poids et, in fine, déterminer quelles explications sont les mieux fondées pour justifier l'argumentation initiale. Le bagage ainsi constitué est réinvesti dans une troisième séquence portant sur un sujet d'actualité. Dans un article de presse consacré à la pénurie des enseignants, le constat final du journaliste ne peut pas être fondé par les faits précédemment relatés. Cette lacune argumentative constitue le cœur de l'expérimentation conduite avec les élèves.

Il ressort de nos analyses que les échanges entre élèves se sont déplacés de la manifestation d'un accord ou d'un désaccord avec les constats écrits par le journaliste à l'évaluation de la qualité de son travail d'enquête, et ce en particulier à partir de la question posée par l'enseignant : « le journaliste a-t-il fait du bon travail ? ». Lorsque les témoignages convoqués ont été mis en regard des idées conclusives, il est apparu que plusieurs de ces dernières ne se trouvaient indexées à aucun fait. Dès lors, des élèves ont critiqué l'enquête menée : des affirmations ne sont en fait que des hypothèses, il aurait fallu interroger plus précisément certains témoins.

[1] https://www.plandetudes.ch/per (consulté le 6.09.2022).

Références :

Bloch, M. (1995). Histoire et historiens. A. Colin.

Doussot, S. (2018). L'apprentissage de l'histoire par problématisation. Enquêter sur des cas exemplaires pour développer des savoirs et compétences critiques. Peter Lang.

Ethier, M.-A. , Lefrançois, D. et Audigier, F. (Eds.), Pensée critique, enseignement de l'histoire et de la citoyenneté. De Boeck.

Ginzburg, C. (2003). Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve. Seuil / Gallimard.

Veyne, P. (1971). Comment on écrit l'histoire. Seuil.

CIIP (2010). Plan d'études romand.



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