L'expérience sensible dans l'enseignement de la poésie au cycle 3 : quel outil didactique pour les enseignant-e-s ?
Valérie Michelet  1@  , Francine Fallenbacher-Clavien  1@  
1 : HEP Valais

Schaeffer (2015), analyse les potentialités cognitives d'un rapport au monde basé sur l'expérience esthétique. Celle-ci est décrite comme expérience psycho-phénoménologique provoquée par une attention intense et multifocale à l'objet, qui génère une double charge, émotive par l'évaluation permanente des événements qui surviennent et nous affectent, et hédonique, par la reconnaissance du plaisir qui l'accompagne. Pour Schaeffer, l'expérience esthétique est indépendante de l'objet sur laquelle elle porte et n'a pas de finalité autre qu'elle-même. Elle prend place dans un espace-temps protégé, qu'il nomme « enclave pragmatique » (Schaeffer, 20015, p. 203), permettant de se dégager de tout engagement autre que celui de l'attention à l'œuvre.

Si nous retenons certains éléments de la définition de Schaeffer, nous partageons, avec Shusterman, l'idée que « les œuvres d'art ont une valeur irremplaçable en tant qu'objets de l'expérience esthétique qu'elles génèrent et structurent » (Shusterman, 2019, p. 118).

Ainsi, nous attribuons à l'expérience poétique la valeur de plaisir inhérente à l'expérience esthétique et admettons que ce plaisir est, en partie, lié à des caractéristiques du texte poétique (Brillant Rannou, 2010, Fallenbacher-Clavien & Michelet, 2022). En outre, notre définition de l'expérience poétique s'enrichit de considérations qui la placent du côté de l'expérience sensible, selon deux aspects : d'une part, l'expérience d'un “sujet” transformé par la singularité de l'objet poétique et son partage au sein d'une « communauté sensible » et, de l'autre, un continuum du “sujet” au poème, à l'image du rythme permettant « un mode spécifique d'engagement du lecteur qui participe au texte, tendant à fondre le temps du texte et le temps du lecteur » (Meschonnic, 2006, cité dans Costa-Mendes, 2016, p. 144).

Puissant levier de cognition, l'expérience sensible est délaissée par les programmes en langues vivantes (Aden, 2009).

En Suisse romande, le plan d'étude en vigueur (PER) et ses déclinaisons pour le français n'accordent qu'une place ténue à l'approche sensible des textes littéraire. Une attention à la visée esthétique apparaît dans les progressions d'apprentissage, mais se décline principalement sur le mode d'une analyse de la forme et non d'une interaction sensible avec le texte. A l'image des prescriptions, les moyens d'enseignement proposent aussi une approche formaliste et analytique des textes littéraires, ou liée à la reconnaissance des émotions produites par ces derniers.

Ce constat nous a incitées à élaborer des séquences d'enseignement de la poésie, s'approchant des conditions de réalisation d'une expérience sensible tout en reconnaissant la difficulté de créer une « enclave pragmatique protégée » en milieu scolaire.

Nos séquences invitent les élèves à développer une attention multifocale et interactive au poème à travers des activités privilégiant les expériences sonore, visuelle, rythmique, sémantique ou fantasmatique. Réunis en communautés sensibles, ils annotent le texte comme on le ferait d'une partition de musique, attentifs à leurs perceptions et à celles des autres.

Puis, ils créent collectivement un poème, l'annotent et le mettent en voix. Au cycle 3, les élèves élaborent un vidéo-poème à partir du texte créé, explorant la possibilité d'effets interprétatifs sonores et visuels.

La valorisation d'un horizon interprétatif non normé, par la multitude de mises en voix et en images permet, nous l'espérons, de maximiser la dimension hédonique de l'expérience sensible. Au-delà du plaisir d'entrer en interaction avec le texte, il s'agit de faire de l'approche sensible un tremplin interprétatif par la justification de quelques annotations. Finalement, le regroupement en communauté sensible engage un travail coopératif, peu classique dans les pratiques scolaires du cycle 3, et qui semble peu encouragé auprès des élèves ayant des difficultés.

Inédite pour les élèves, l'approche des textes par l'expérience sensible pourrait désarçonner également les enseignant·e·s, susceptibles de la considérer comme une réception individuelle difficile à réinvestir dans une démarche interprétative. Si pour les cycles 1 et 2, on peut compter sur une familiarité des enseignant·e·s avec l'approche sensible, puisque les disciplines artistiques préconisent le partage et l'analyse des perceptions comme source de savoir, la question mérite d'être posée au cycle 3. Spécialistes de branches, les enseignant·e·s de français sont peu préparé·e·s à cette forme d'apprentissage.

 

Pour anticiper ces difficultés, nous portons une attention particulière à l'outil que nous proposons aux enseignant·e·s. Par « outil », nous entendons aussi bien le matériau de la séquence que les indications permettant à l'enseignant.e de guider les élèves (Schneuwly, 2009), en particulier sur les dimensions essentielles pour l'expérience poétique et sensible. Nous avons élaboré des recommandations didactiques et des capsules vidéo explicatives qui donnent un enseignement explicite de notre définition de l'annotation du poème.

Notre question de recherche porte sur l'efficacité de cet outil. Permet-il aux enseignant·e·s de comprendre les enjeux de l'expérience sensible et d'accompagner les élèves dans cette démarche nouvelle ?

Afin d'y répondre, nous avons proposé une brève formation à cinq enseignant·e·s de 9ème année, dont nous présentons les premiers résultats. Cette formation a été conçue en quatre temps. Chaque enseignant·e a d'abord répondu à un questionnaire permettant de sonder son degré de familiarité avec l'enseignement de la poésie à travers l'expérience sensible. Sur la base des informations récoltées, une introduction théorique et pratique à la démarche, suivie d'une présentation de la séquence ont été proposées. La troisième phase consistait en la réalisation en classe de la séquence. A l'issue de ce test, les enseignant·e·s ont exprimé, dans un questionnaire ouvert, leurs besoins d'accompagnement didactique, avant de se retrouver pour un dernier moment de mise en commun. Sur la base des questionnaires de départ et finaux, de la discussion de fin de séquence, et en fonction d'une analyse qualitative des réponses apportées, nous dégageons quelques dimensions de l'outil d'enseignement qui méritent d'être soutenues d'un point de vue didactique.

La notion de rythme, réduite par les enseignant·e·s à la vitesse ou au débit, doit être complétée par une explication soulignant la vision anthropologique que nous avons adoptée (Meschonnic, 2006). Elle s'accompagne d'une proposition d'atelier d'écriture visant à améliorer le poème écrit par les élèves par le travail du rythme poétique. Citons aussi un obstacle en ce qui concerne les justifications des annotations par les élèves et la difficulté des enseignant·e·s de les guider dans cette activité. Une explication plus claire de l'objectif visé par les justifications est proposée, qui souligne la volonté d'articuler approche sensible et compréhensive du poème. Plusieurs exemples de justifications, mettant en avant des effets recherchés par le jeu des sonorités, la création d'un rythme ou l'accentuation d'une image, complètent nos indications didactiques.

Ces régulations faites, la séquence sera testée à nouveau. Les étapes portant sur le rythme et l'annotation seront enregistrées et analysées conjointement avec les enseignant·e·s afin de comprendre comment il·elle·s abordent les enjeux de l'approche sensible et favorisent la variété des annotations.

 

Plan d'études romand. (2010). Neuchâtel : CIIP. http://www.plandetudes.ch

Aden, J. (2009), La créativité artistique à l'école : refonder l'acte d'apprendre, Synergies Europe n° 4 - 2009 pp. 173-180.

Brillant Rannou, N. (2010). Le lecteur et son poème. Lire en poésie. Expérience littéraire et enjeux pour l'enseignement du français en lycée. Thèse de doctorat, Université Rennes 2.

Costa-Mendes, R. (2016). J.Dewey et H. Meschonnic: traduire comme expérience, In Martin, S. (dir.) Vivre une expérience, Triages, Tarabuste Éditions.

Fallenbacher-Clavien, F., Michelet, V. & Ducrey-Evéquoz C. (2021 et 2023). Séquences d'enseignement de la poésie, 5-6H, 7-8H [En ligne], accès: https://www.hepvs.ch/prestations/animation-pedagogique et 9-10 CO (à paraître).

Fallenbacher-Clavien, F. et Michelet, V. (à paraître), L'annotation de poème et sa mise en voix : une approche sensible au service de l'oralité, Carnets de Poédiles, 1. Poème/Scène/Vidéo : enjeux et approches didactiques de la poésie.

Meschonnic, H. (2006), La rime et la vie. Gallimard.

Schaeffer, J.-M. (2015), L'Expérience esthétique. Gallimard Essais.

Schneuwly, B. (2009). Le travail enseignant. In B. Schneuwly & J. Dolz. Des objets enseignés en classe de français (p. 29-43). Rennes : PUR.

Shustermann, R. (2019), L'Expérience esthétique : de l'analyse à l'éros. Nouvelle Revue d'esthétique, 2019/2, 111-128. [En ligne], accès : L'expérience esthétique : de l'analyse à l'éros | Cairn.info



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