Appréhender la dimension disciplinaire des contenus des visites scolaires au musée de sciences : dialogue entre deux espaces théoriques contrastés en didactiques
Alain Sénécail  1@  
1 : Centre Interuniversitaire de Recherche en Education de Lille (CIREL) - EA 4354
Université de Lille : EA4354

Les visites scolaires dans les musées de sciences sont des moments particuliers. D'abord en ce qu'elles sortent des fonctionnements usuels de la classe – elles s'inscrivent dans un extraordinaire disciplinaire. Ensuite parce qu'elles nécessitent la mise en relation de deux institutions qui, bien qu'habituées à collaborer dans ce cadre, ont des fonctionnements et des missions bien spécifiques. Par exemple, bien que l'École et le Musée soient investis d'une mission commune d'éducation, le visiteur contrairement à l'élève n'est pas tenu d'apprendre dans un musée. De même, si la forme scolaire implique une organisation disciplinaire du temps et des contenus (Larochelle, 2016), le musée de sciences opte plutôt pour un découpage thématique de ses espaces et de ses contenus. Ce découpage thématique est alors pensé par des concepteurs au travers de l'exposition scientifique, qui se constitue alors comme média du musée. Pour autant, l'accès à la signification et aux savoirs portés par l'exposition ne va pas de soi et les visiteurs doivent entrer dans une forme de lecture de l'exposition pour accéder au sens. Lecture qui par ailleurs nécessite du visiteur qu'il soit formé ou au moins acculturé. En cela, les contenus, leurs mises en scène et leurs organisations diffèrent d'une institution à un autre ; la visite scolaire est donc un véritable point de rencontre entre ces modalités.

Comment alors analyser les contenus qui sont en jeu durant les visites scolaires ? Comment appréhender les dimensions thématiques et disciplinaires de ces contenus ? Quels outils théoriques et méthodologiques mettre en œuvre pour les analyser ?

Pour répondre à ces questions, je choisis une entrée comparatiste originale consistant à comparer et faire dialoguer deux espaces théoriques. Ainsi l'analyse se fait :

- par le biais d'un réseau conceptuel qui considère la visite scolaire comme une situation didactique inscrite dans un continuum (Cohen-Azria & Dias-Chiaruttini, 2015). La configuration des contenus est alors envisagée sous le prisme du rapport à la culture scientifique (Falardeau & Simard, 2007 ; Sénécail, 2021) des sujets. Dans cette approche, les contenus sont alors envisagés disciplinairement dans leur pluralité (savoirs, attitudes...), qu'ils soient explicites ou implicites (Reuter, 2013).

- par le biais d'un cadre théorique anthropologique largement inscrit dans la théorie de l'action conjointe en didactique (Mercier & Sensevy, 2007 ; Marlot, 2008) qui, centré sur l'action conjointe guide-enseignant-élève, permet une analyse ascendante des phénomènes transpositifs et qui pose autrement la question du continuum et de ses « en-jeux ». Dans ce cadre, la transmission des savoirs est alors envisagée par le prisme de l'action et des phénomènes transpositifs.

Si ces deux espaces théoriques relèvent d'épistémologies différentes, il n'en demeure pas moins que les contenus (les savoirs) sont au cœur des questionnements qu'ils permettent de soulever. Les questions se spécifient alors. Comment, en didactiques, des approches théoriques contrastées s'emparent-elles des situations « aux frontières des disciplines scolaires » telles que les visites scolaires dans les musées de sciences ? Quelle prise en charge de la dimension disciplinaire des contenus ? Comment la question de la nature et de l'organisation de ces contenus est-elle prise en compte ?

Pour répondre à cela, je propose de mettre au jour les convergences et de divergences entre les deux espaces théoriques par une étude de cas. En cela, j'analyse de manière croisée une visite scolaire de l'école primaire (CM1) au musée d'histoire naturelle de Lille. Cette visite porte sur les ovipares et s'inscrit selon l'enseignante dans sa programmation de « sciences » et plus spécifiquement dans une séquence sur la reproduction animale. Les données constituées concernant cette visite sont variées :

- Deux entretiens pré-visite : l'un avec l'enseignante, l'un avec la guide en charge de la visite

- Deux entretiens post-visite, toujours avec l'enseignante et la guide

- Les documents de préparation de l'enseignante et de la guide

- Le film de la visite scolaire et sa transcription

La nature composite de ce corpus répond aux impératifs théoriques des questionnements
soulevés par les deux cadres. Le croisement des données issues des entretiens post et pré, permet de confronter les points de vue et les choix des acteurs qui œuvrent à la construction des contenus en situation et aux phénomènes transpositifs. Ainsi, croiser ses données permet de mieux saisir les enjeux que rattachent les acteurs à la séance et de mieux cerner la nature des contenus en jeu. Ces données sont analysées en deux étapes à l'aide des outils théoriques propres aux deux espaces théoriques. D'un côté il s'agit d'analyser la situation à la lumière du rapport à la culture et aux contenus de cette culture. En particulier, il s'agit d'analyser la situation au regard des contenus muséaux, scolaires et disciplinaires qui naissent de la situation. De l'autre côté, il s'agit d'analyser la séance observée à plusieurs échelles (l'analyse est dite multiscalaire) et selon une série de descripteurs de l'action conjointe (le doublet contrat-milieux, la dynamique des jeux d'apprentissages, le triplet des genèses...) tels que Sensevy les a décrits (Sensevy, 2007). Plus précisément, la question du partage de la responsabilité dans la construction du savoir et l'avancée du temps didactique permettent de mieux saisir les mécanismes à l'œuvre durant la séance. Les analyses de ces données montrent alors une très forte prégnance de la forme scolaire qui modèle disciplinairement les échanges et les contenus en circulation durant la visite. Outre cela, les analyses montrent aussi la possibilité d'une acculturation des élèves aux espaces muséaux via des pratiques implicites et parfois symboliques qu'il s'agit alors d'explorer plus avant, mais que les cadres ne permettent pas d'appréhender de la même manière.

Au niveau des approches théoriques, deux points sont particulièrement saillants.
(1) Envisager les contenus sous l'angle culturel ou sous l'angle disciplinaire engage du chercheur de mettre au centre des analyses certains contenus au détriment d'autres. Cela engage aussi une forme de questionnement sur la complexité des situations analysées : faut-il prendre en compte le syncrétisme des contenus ou au contraire faut-il mettre l'accent sur un contenu spécifiquement identifié ? Ce premier point permet alors une réflexion plus générale sur les approches méthodologiques qu'autorise telle ou telle conception théorique des contenus (des savoirs) et permet ainsi de mettre en lumière les angles morts que ces choix méthodologiques impliquent.
(2) Un autre résultat concerne la discursivité des contenus et la textualité des savoirs avec un questionnement sur la question de la référence de ces contenus et sur la question de la normativité vis-à-vis de cette référence. Ce second point aborde ainsi plus fondamentalement la question des convergences et des différences entre les espaces théoriques convoqués. D'un côté, ses contenus peuvent être reconstruits relativement à une culture disciplinaire et ils sont pensés dans un système d'intrication au sein des discours. Dans cette perspective, la formation du sujet apprenant est envisagée tant dans ses dimensions épistémiques que sociales et affectives. De l'autre côté, les contenus sont désyncrétisés et ancrés dans les pratiques. Ils relèvent d'une transmission institutionnalisée des éléments disciplinaires. Dans cette perspective, c'est la formation du sujet épistémique qui prime.

En définitive, le dialogue théorique permet de mieux saisir la complexité des situations d'enseignement et d'apprentissages aux frontières de l'école. Elle permet aussi une meilleure intelligibilité des enjeux et des pratiques mises en œuvre dans des situations où l'organisation disciplinaire est (re)mise en cause. Enfin, elle permet aussi aux espaces théoriques de se nourrir et de s'enrichir mutuellement.

 

Cohen-Azria, C., & Dias-Chiaruttini, A. (2016). La visite scolaire : un espace singulier au croisement de deux institutions. Dans Cohen-Azria, C., Chopin, M., & Orange-Ravachol, D. (Eds.), Questionner l'espace : Les méthodes de recherche en didactiques (4). Presses universitaires du Septentrion.

Falardeau, É., & Simard, D. (2007). Le rapport à la culture des enseignants : proposition d'un cadre théorique. Nouveaux cahiers de la recherche en éducation, n°10(2), 131–150.

Larochelle, M. (2016). Le pouvoir disciplinaire et la forme scolaire. Recherches en didactiques, 22, 111-126. https://doi-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/10.3917/rdid.022.0111

Marlot, C. (2008). Caractérisation des transactions didactiques : deux études de cas en Découverte Du Monde Vivant au cycle II de l'école élémentaire. Thèse de doctorat, université de Rennes. 

Mercier, A. & Sensevy, G. (2007). Agir ensemble. Presses universitaires de Rennes.

Reuter, Y., ed . (2013). Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques. De Boeck.

Sénécail, A. (2021). Les contenus en didactiques : cas des visites scolaires dans les musées de sciences. Thèse de doctorat, Université de Lille.


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