Dans une classe de quatrième (élèves âgés de 13 ans), un récit d'un événement historique (la création d'un syndicat au Creusot) puis un récit d'actualité (l'attaque de l'Ukraine par la Russie) sont proposés comme support d'une enquête sur les causes de chaque événement. Ces séances s'inscrivent dans le cadre d'une démarche expérimentale en didactique de l'histoire[1] visant à documenter le développement de compétences critiques dans cette discipline. Cette communication s'inscrit dans l'axe 2 du colloque (La place des objets dans les curriculums et les pratiques). Nous analysons, en comparant les discours des élèves à propos de ces deux récits, comment l'étude d'un récit d'un événement d'actualité a pu être l'occasion de travailler des compétences critiques spécifiques à l'histoire scolaire, davantage que l'étude d'un récit d'un événement historique. Nous explicitons ces compétences avant de développer notre hypothèse.
Les programmes scolaires affirment la nécessité d'apprendre aux élèves à mieux chercher et s'approprier l'information, « en faisant preuve d'esprit critique »[2]. Concernant l'histoire-géographie, cet objet d'enseignement réapparait explicitement dans la liste des compétences travaillées : « utiliser ses connaissances pour expliciter, expliquer le document et exercer son esprit critique »[3]. Ces formulations sont ambigües. Il nous semble nécessaire de caractériser, du point de vue de la didactique de l'histoire, les activités intellectuelles envisagées derrière cette expression. « L'esprit » échappant à l'analyse des pratiques, nous orienterons notre propos vers l'identification et l'analyse de « compétences critiques ». Nous distinguons, à la suite de REY (2014), l'appropriation de méthodes et le développement de compétences : développer des compétences critiques, c'est être formé à la pensée scientifique, donc apprendre à raisonner en utilisant les concepts propres aux disciplines scientifiques. Est compétent l'élève qui parvient à reconnaitre dans une situation nouvelle des caractéristiques l'amenant à sélectionner et articuler des méthodes qu'il est parvenu à maitriser en s'y entrainant. Comment la discipline scolaire histoire peut-elle contribuer à cet apprentissage ? L'historien travaille à partir de traces; nous nous centrons donc sur les modalités d'une enquête à propos des récits d'un événement du passé. Nous nous appuyons sur le cadre de l'apprentissage de la problématisation (FABRE, 2017) pour modéliser le processus d'enquête historienne scolaire (DOUSSOT, 2017, GOMES, 2019). L'histoire scolaire est envisagée comme une discipline qui apprend à questionner et comprendre les discours sur l'événement. Ainsi, l'enjeu de l'enquête n'est pas de déterminer le vrai (« je sais que cela s'est passé comme ça»), mais de retrouver le sens (« pourquoi cela s'est passé comme cela et pas autrement? »). Les explications reposent alors sur des arguments que l'on peut qualifier de scientifiques et non simplement adossés à des expériences sensorielles.
Nous faisons l'hypothèse que face à un événement d'actualité, les élèves seront plus enclins à enquêter sur le récit, à le questionner, qu'ils ne le feraient à propos d'un événement historique, la passivité liée à la forme scolaire (AUDIGIER, 2005) et l'éloignement de l'objet (GINZBURG, 1998) faisant obstacle. La posture de l'enseignant est également différente : l'événement d'actualité n'ayant pas encore fait l'objet d'études scientifiques, il n'a pas de connaissances à transmettre. Le topos de l'élève n'est pas déterminé par des tâches de recherche de la bonne réponse et de citations, car l'enseignant n'est pas dans une place dominante liée à son statut de sachant. Il n'a donc plus le monopole de la démonstration décrit par Chevallard (1999). Des dialogues plus riches et des explications variées pourraient être observés, permettant l'analyse de phénomènes didactiques nouveaux.
Deux séquences, l'une portant sur un événement d'actualité et l'autre sur un événement historique, sont comparées au regard de deux compétences « génériques », mentionnées dans les curriculums mais que nous aurons défini précisément par référence à l'épistémologie de l'histoire savante (RICOEUR, 1983): 1. Apprendre à se poser des questions et 2. Apprendre à mettre en lien des informations du récit avec le savoir déjà-là. Notre corpus se composent des enregistrements audio et vidéo de ces séances, de l'ensemble des écrits des élèves, des temps de préparation associant les chercheurs et l'enseignant de la classe, qui ont conçu conjointement les deux séquences, ainsi que la retranscription de deux entretiens réalisés en fin de séquence avec deux élèves. Nous analysons comment les élèves enquêtent sur l'événement via le récit proposé. Des catégories épistémologiques construites à partir de l'analyse du corpus (écrits des élèves et enregistrements des échanges de groupes d'élèves) permettent de modéliser l'enquête des élèves sur un événement. Cette analyse s'inscrivant dans le cadre théorique de l'apprentissage par problématisation, nous observerons comment la mise en tension entre les données (les informations fournies par le récit) et les explications hypothétiques des élèves les a conduits à une quête de sens. Quels usages les élèves font-ils des informations extraites du récit ? Nous nous interrogerons en particulier sur les stratégies (MARTINEAU, 1999), spontanées ou non, mises en œuvre. Nos premiers résultats de recherche semblent confirmer que la forme de la consigne, analysée comme étayage formel de l'enseignant, impacte fortement les pratiques des élèves : En histoire, ceux-ci sont dans une logique de conformité à la consigne, qui agit comme un guide contraignant, et les amène à rechercher la bonne réponse attendue. En revanche, face au récit de l'événement d'actualité, les élèves s'émancipent davantage de la consigne qui agit comme un cadre facilitant l'exercice de compétences critiques. Observer comment les élèves enquêtent sur l'événement d'actualité nous permet de caractériser plus précisément comment les élèves peuvent apprendre à se questionner sur un évènement en faisant de l'histoire.
AUDIGIER (2005). Les enseignements d'histoire et de géographie aux prises avec la forme scolaire. Dans : éd., Les formes de l'éducation : variété et variations (pp. 103-122). Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur. https://doi.org/10.3917/dbu.mauli.2005.01.0103
CHEVALLARD (1999). L'analyse des pratiques enseignantes en théorie anthropologique du didactique. Recherches En Didactique Des Mathématiques, 19(2), 221–266. https://revue-rdm.com/1999/l-analyse-des-pratiques/
DOUSSOT (2018), L'apprentissage de l'histoire par problématisation. Peter Lang.
FABRE (2017), Qu'est-ce que problématiser ? Vrin
GINZBURG (1998) A distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire. Gallimard.
GOMES (2019), « La problématisation historienne au lycée : articuler les échelles de lecture d'un document sur les Guerres de Vendée », Éducation et didactique, vol 13, n°3, p. 109-125, https://doi.org/10.4000/educationdidactique.5126
MARTINEAU (1999). L'histoire à l'école. Matière à penser...L'Harmattan
MONIOT (1993), Didactique de l'histoire, Nathan.
REY (2014), La notion de compétence en éducation et formation, De Boeck
RICOEUR (1983), Temps et récit, t.1, Editions du Seuil.
[2] BOEN n° 31 du 30 juillet 2020, p.3. Cet « esprit critique » est bien envisagé comme un objet d'enseignement puisqu'il en est fait explicitement mention dans le détail de ce qui constitue le domaine 5 du socle : « au cycle 4, les élèves continuent à développer l'esprit critique », p. 10.
[3] ibid, p. 80
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