Etat de l'art
Les préambules des nouveaux programmes français d'enseignements scientifiques au lycée (MEN, 2019a et b) apportent quelques éléments d'étayages épistémologiques fondant le savoir ? Ils constituent en cela un objet émergent car ces éléments n'étaient pas présents dans les précédents textes et n'apparaissaient pas de manière explicite. Pélissier et al. (2007) et Gandit et al. (2010) avaient alors montré qu'une lacune de prescription conduisait les enseignants à adopter un patchwork épistémologique relevant bien souvent du sens commun. Les nouveaux préambules précisent que « Le savoir scientifique résulte d'une construction rationnelle. Il se distingue d'une croyance ou d'une opinion. » (MEN, 2019a et b). Ainsi les territoires de la croyance et de la connaissance semblent disjoints. Or, d'un point de vue épistémologique, la démarcation croyance-connaissance peut connaître une certaine porosité. Si les programmes du MEN présentent une démarcation nette et franche, le tranchant de cette démarcation peut être interrogé (Boudon, 2012 ; Sanchez, 2009).
Nous souhaitons centrer notre regard sur un volet des programmes très stabilisé d'un point de vue scientifique : la théorie de l'évolution (TdE). Ce corpus théorique n'est pas soumis à controverse scientifique parmi les biologistes (Lecointre et al., 2021 ; Hasni & Dumais, 2018) et correspond à ce que Orange (2012) caractérise comme une question vive intermédiaire : une question relative à un savoir stabilisé supportant un consensus scientifique fort mais qui présente une forte vivacité sociale. La TdE questionne en effet le croire et le savoir relativement à l'origine et à la transformation des espèces. Nous trouvons potentiellement ici un registre concurrentiel entre explications doxastique et épistémique. Il peut s'ensuivre une certaine vivacité scolaire, peu souvent prise en compte en classe (Aroua et al., 2012). Wolfs et al. (2021) caractérisent différents rapports entre science et croyance que des élèves peuvent produire relativement à cette TdE, allant de postures scientistes à des postures fidéistes.
Les enseignants français de SVT doivent, tout en adoptant des postures de neutralité, faire prévaloir le registre épistémique sur d'autres registres (croyances religieuses par exemple) lorsqu'il s'agit d'enseigner la TdE. Nous pouvons alors nous demander comment ces enseignants justifient cette prévalence du registre épistémique tout en appliquant un devoir de neutralité. Un enseignant français doit conjuguer dans la classe un double niveau de neutralité défini juridiquement :
- La neutralité de la République française instituée par la Loi de séparation de 1905.
- La neutralité scolaire présente dès les lois de 1882-1886. Cette neutralité scolaire est affirmée dans le Code de l'éducation et la Charte de la laïcité (2013) et dans les textes officiels de l'Education nationale, dont les programmes scolaires.
Dans ce contexte d'enseignement, l'exigence de neutralité des enseignants ne peut s'apparenter à des formes de neutralité relevant du sens commun : Le Clézio (2006) rappelle que la neutralité de l'École ne peut se résumer à une abstention ou un non-engagement, ni se voir associée à l'impartialité, à l'objectivité, voire au laisser-faire en contexte de conflit (Cacciari & Gallenga, 2018) au risque de conduire à une forme de relativisme généralisé difficilement tenable en classe.
Nous pouvons alors nous demander comment ces enseignants français de SVT justifient, d'un point de vue épistémologique, la prévalence du registre épistémique dans un contexte de neutralité français. Nous nous attacherons ainsi à montrer les éléments épistémologiques proposés par ces enseignants de SVT sur la démarcation croyance connaissance pour justifier la prévalence du registre épistémique lors de l'enseignement de la TdE dans le contexte français de neutralité du fonctionnaire.
Méthodologie
Six entretiens individuels semi-dirigés d'une heure sont menés auprès d'enseignants de SVT sélectionnés pour la diversité de leurs profils. Les grilles d'entretien sont construites afin d'identifier comment les enseignants de SVT justifient la démarcation croyance-connaissance dans l'enseignement de la TdE et la prévalence du registre épistémique sur le registre doxastique. Ils sont interrogés sur leur conception de cette démarcation et sur les éléments épistémologiques qui justifient la prévalence du registre épistémologique dans le contexte français de neutralité. Chaque entretien se propose de caractériser la porosité de la démarcation croyance-connaissance porté sur un continuum allant d'une démarcation nette et franche à un relativisme épistémique radical. Les entretiens sont enregistrés en format audio, retranscrits, anonymisés et analysés selon une analyse de contenu (Bardin, 2013). Les conceptions de la neutralité de ces enseignants sont rapprochées de conceptions type (abstention, impartialité, abstention, laisser-faire, engagement). De même, nous caractérisons l'épistémologie scolaire déclarée par chaque enseignant relativement à l'enseignement de la TdE.
Résultats
L'analyse de contenu révèle que, à l'image des programmes d'enseignements du MEN, les enseignants déploient une épistémologie distinguant très nettement les registres doxastiques et épistémiques lorsqu'ils enseignent la TdE. Si la prévalence du registre épistémique sur le registre doxastique semble faire l'unanimité, des tensions peuvent apparaître chez ces enseignants lorsqu'il s'agit de conjuguer cette prévalence avec le devoir de neutralité qui leur est imposé. Ces tensions peuvent être exacerbées en fonction de leurs représentations de la neutralité.
Bibliographie
Aroua, S., Coquidé, M., & Abbes, S. (2012). Controverses dans l'enseignement de l'évolution. Questions de recherches sur les stratégies d'intervention en classe et dans la formation. RDST. Recherches en didactique des sciences et des technologies, 5, 47‑76.
Bardin, L. (2013). L'analyse de contenu (2e édition "Quadrige"). Presses universitaires de France.
Boudon, R. (2012). Croire et savoir Penser le politique, le moral et le religieux. P.U.F.
Cacciari, J., & Gallenga, G. (2018). Introduction. Terrains/Théories, 9, Article 9.
Gandit, M., Triquet, E. & Guillaud, J.-C. (2010). Démarches scientifiques, démarches d'investigation en sciences expérimentales et en mathématiques : représentations d'enseignants stagiaires en IUFM. Actes du congrès de l'Actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF). Université de Genève.
Hasni, A., & Dumais, N. (2018). Les controverses en sciences : Significations et défis pour les universitaires [Controversies in science : Meanings and challanges for academics]. Bulletin du CREAS, 6‑12.
Le Clézio, R. (2006). La neutralité : Un défi pour l'école. Presses universitaires de Rennes.
Lecointre, G. A., Fortin, C., Guillot, G., Bénéteau, A., Haessig, T., & Visset, D. (2021). Guide critique de l'évolution. Belin.
MEN (2019a). Programmes de SVT (Arrêté du 17-1-2019, BO spécial n° 1 du 22 janvier 2019
MEN (2019b). Programmes de SVT (Arrêté du 19-7-2019, BO spécial n° 8 du 25 juillet 2019)
Pélissier, L., Venturini, P. & Calmettes, B (2007). L'épistémologie souhaitable et l'épistémologie implicite dans l'enseignement de la physique. De l'étude sur l'enseignement en seconde à la démarche d'investigation au collège. In Actes des 3e journées nationales inter-IUFM sur la recherche et la formation des enseignants en Epistémologie et Histoire des Sciences et des Techniques (ReForHST) (pp. 8-13). Caen.
Orange, C. (2012). Enseigner les sciences : Problèmes, débats et savoirs scientifiques en classe. De Boeck.
Sanchez, P. (2009). Les croyances collectives. P.U.F.
Wolfs, J.-L., Delhaye, C., Altepe, C., Vanhove, R., & Hassan, W. (2021). Les postures entre science et croyance religieuse : Construction d'un modèle d'analyse et comparaison avec les taxonomies existantes. RDST. Recherches en didactique des sciences et des technologies, 23, Art. 23. https://doi.org/10.4000/rdst.3794
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