Les « éducations à » sont-elles compatibles, et à quelles conditions, avec le développement d'une pensée critique ? Discussion à partir du cadre de l'apprentissage de la problématisation et des enseignements de SVT
Denise Orange Ravachol  1@  , Christian Orange  2, 3@  
1 : CIREL Théodile, Université de Lille
Université Lille Nord (France) : ULR4354
2 : Centre de recherche en éducation de Nantes  (CREN)
Université de Nantes : EA2661
Chemin de la Censive du Tertre BP 81227 44312 Nantes cedex 3 -  France
3 : Université libre de Bruxelles, Centre de recherche en éducation

Les « Educations à » - à la santé, au développement durable, etc. - prennent désormais une place significative dans les curriculums. Elles concernent les élèves dès leur plus jeune âge et tout au long de leur scolarité et, sans constituer de nouvelles disciplines, enveloppent, mobilisent et font collaborer les disciplines existantes. Cette évolution, relativement récente, oblige à des recompositions intra et interdisciplinaires. Elle a nécessairement une influence sur la formation des élèves, futurs citoyens. C'est ce que nous souhaitons discuter à partir d'un double point de vue : celui du cadre de l'apprentissage par problématisation (Doussot & al., 2022) et celui de la didactique des sciences de la vie et de la Terre (SVT).

La place curriculaire prise par ces « éducations à » introduit, au sein des disciplines mobilisées et dans leurs éventuelles collaborations, un renouvellement des références, des problèmes et des systèmes étudiés. Ainsi, questionner les relations entre alimentation et santé ne peut se limiter à des problèmes de physiologie de l'organisme humain, mais doit prendre en compte l'étude du comportement alimentaire de populations.

Dans le cadre de l'apprentissage par problématisation, ces problèmes et systèmes nouveaux, d'une certaine complexité, ainsi introduits dans les curriculums, présentent a priori un réel intérêt didactique : ce sont des moyens supplémentaires de faire accéder les élèves à de nouvelles façons de penser et de raisonner, extra-ordinaires, ce qui représente une finalité majeure de l'Ecole (Astolfi, 2008). Cet accès à des nouvelles façons de penser ouvre en effet de nouveaux possibles explicatifs dans l'étude des systèmes concernés, condition pour que les élèves abordent les questions travaillées dans les « éducations à » de manière critique (Orange & Orange Ravachol, 2017). Or, la pensée critique scientifique ne peut se réduire à évaluer la fiabilité de la source d'une expertise et à accepter celle-ci par un argument d'autorité ; elle doit permettre de comprendre les raisons de choisir telle explication ou tel modèle, dont beaucoup sont éloignés des modes de pensée communs.

Cela exige cependant, dans le cadre théorique retenu ici, que les élèves soient en mesure de travailler les problèmes et de comprendre les raisons qui organisent les conclusions auxquelles aboutissent les scientifiques et les experts. Le but de cette contribution est d'étudier en quoi et à quelles conditions, les « éducations à » peuvent participer à ce projet développemental. Si nous le faisons à partir du champ disciplinaire des sciences de la vie et de la Terre (SVT), il s'agit également questionner la nécessité de collaboration avec d'autres disciplines. Nous nous appuyons pour cela sur des cas d'éducation à la santé et d'éducation au développement durable : éducation à l'alimentation (primaire et secondaire inférieur) ; évolution climatique (secondaire).

Dans chacun de ces cas, nous comparons ce que l'étude du système étudié permet a priori d'engager comme modes de pensée et de compétences critiques, aux modes de pensée usuels des élèves, et à ce que les programmes actuels de SVT ou d'enseignement scientifique, et leur traduction dans les manuels, proposent effectivement ; nous identifions également des croisements nécessaires avec d'autres disciplines.

Il apparaît alors que l'enseignement actuel se limite à un traitement de surface de ces nouveaux problèmes, compatible avec les modes de pensée usuels des élèves et ne permettant pas l'accès aux raisons qui organisent les choix sociétaux en jeu. Ainsi l'éducation à l'alimentation se limite souvent à fournir, ou à retrouver par des questions simples, fortement orientées, les préconisations des experts, sans jamais permettre de travailler les problèmes et de questionner les origines de celles-ci, épidémiologiques ou biologiques. Ainsi en est-il de la mobilisation de la pyramide alimentaire, objet polymorphe controversé, sans cesse considéré comme admis et pourtant sans cesse en mutation (Kovacs & Orange Ravachol, 2015 ; Willett, W. & Stampfer, M., 2003). De même, l'étude de l'impact des gaz à effet de serre dans l'évolution climatique conduit à des affirmations non discutées ; par exemple, pourquoi prendre en compte le CO2 et le CH4 et non la vapeur d'eau dont l'effet est au moins aussi important ? Dans ces différents cas, les manuels proposent de petites questions sur des documents très directifs qui miment une investigation conduisant les élèves à la bonne réponse sans qu'ils aient besoin de comprendre les systèmes impliqués, les méthodes d'étude et les débats sous-jacents.

Il nous semble donc qu'actuellement, sur les cas retenus ici, les conditions pour que les « éducations à » développent des savoirs raisonnés et la pensée critique des élèves ne sont pas réalisées. Permettre de le faire demanderait une étude plus approfondie des systèmes concernés en prenant en compte à la fois des modes de pensée des élèves et des collaborations nécessaires avec d'autres disciplines : mathématiques et sciences humaines, par exemple, pour les questions épidémiologiques (Coquidé & al, 2006).

Bibliographie

Astolfi, J.-P. (2008). La saveur des savoirs. Paris : ESF.

Coquidé, M., Lange, J.-M. & Tirard, S. (2006), dir. Epidémiologie, pour une éducation raisonnée à l'incertitude. Paris : Vuibert.

Doussot, S., Hersant, M., Lhoste, Y. & Orange Ravachol, D. (dir.) (2022). Le cadre de l'apprentissage par problématisation. Apports aux recherches en didactique. Rennes : PUR.

Kovacs, S. & Orange Ravachol, D. (2015). La pyramide alimentaire : permanence et mutations d'un objet polymorphe controversé. Questions de communication, 27, 129-149. Disponible sur : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.9720

Orange, C. & Orange Ravachol, D. (2017). Problématisations scientifiques fonctionnalistes et historiques en éducation relative à l'environnement et au développement durable : le cas de l'évolution climatique. Formation et pratiques d'enseignement en questions - La revue des HEP et institutions assimilées de Suisse romande et du Tessin, n°22, pp. 21-38. Disponible sur : http://revuedeshep.ch/no-22/

Willett, W. & Stampfer, M. (2003), Vers un nouvel équilibre alimentaire. Pour la science, 310, 48-55.



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