Inclure les problématiques LGBTI dans les curriculums californien et écossais. Approches comparées de l'inclusion d'un nouvel objet d'apprentissage en fonction du type de code des savoirs scolaires
Olivier Berton  1@  
1 : Institut des Mondes Anglophone, Germanique et Roman - EA 3958
Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne - Paris 12 : EA3958

En 2011, à la suite du vote du FAIR Education Act, la Californie est devenue le premier État dans le monde à rendre obligatoire, dans les établissements scolaires publics, l'enseignement de l'histoire des personnes LGBT. De même, en Europe, en 2018, le gouvernement écossais acceptait la proposition d'un groupe de travail préconisant l'inclusion dans les programmes scolaires de problématiques LGBTI.

De fait, depuis la fin des années 2000, la mise en place de programmes scolaires inclusifs des personnes LGBTI a été construite comme moyen de lutte contre les LGBTI-phobies dans le référentiel d'un certain nombre d'acteurs internationaux, aussi bien militants (comme la Global Alliance for LGBT Education) qu'institutionnels (UNESCO, OCDE, Conseil de l'Europe...). Dans le cas de la Californie et de l'Écosse, ces recommandations ont été transposées dans les politiques éducatives locales sous la pression d'entrepreneurs de cause – poliques ou sociaux –, qui se présentent, dans ces cas précis, comme des entrepreneurs de normes (Sunstein, 1996, p. 909).

Une approche comparée de l'inclusion de ce nouvel objet d'apprentissage dans les curriculums d'histoire californien et écossais trouve notamment son intérêt dans le fait que ces derniers correspondent à deux types différents de codes des savoirs scolaires – ce terme étant entendu, au sens de Bernstein, comme les « principes sous-jacents au façonnement du curriculum, de la pédagogie et de l'évaluation » (1975, p. 85). Alors que les curriculums des États américains correspondent à des codes sériels – à savoir, des curriculums avec un fort cloisonnement des disciplines (Bernstein, 1975, p. 87) –, l'actuel curriculum écossais (Curriculum for Excellence), mis en place en 2010-2011, constitue un rare exemple en Europe de code tendant vers un type intégré – autrement dit, un curriculum avec un faible cloisonnement des disciplines (Bernstein, 1975, p. 88). Ces types respectifs de codes des savoirs scolaires expliquent en partie les approches distinctes adoptées par les pouvoirs publics californien et écossais pour inclure les problématiques LGBTI dans leurs curriculums scolaires. Ainsi, alors que la mise en visibilité – au sens d'« acte de la reconnaissance au plan épistémologique » (Honneth, 2004) – des minorités LGBT dans le curriculum californien ne concerne que la discipline « histoire-sciences sociales », l'Écosse a pris le parti d'assigner l'enseignement de ce nouvel objet d'apprentissage à l'ensemble des domaines curriculaires (curriculum areas) – terme ayant remplacé, dans le Curriculum for Excellence, celui de « discipline scolaire ».

Je fais les deux hypothèses suivantes :

  • En Écosse, la visée fondamentalement interdisciplinaire du Curriculum for Excellence a eu un impact, dans les processus didactiques, sur le régime identitaire des minorités sexuelles et de genre (MSG) – par lequel j'entends le cadre d'expérience dans lequel les individus, les groupes sociaux et les institutions pensent les identités des individus ou des groupes socialement construits comme appartenant aux « minorités sexuelles et de genre ». Plus précisément, mon hypothèse est celle d'une homogénéisation du traitement des problématiques LGBTI au profit d'un régime identitaire libéral des MSG (accent mis sur la question des droits et essentialisation des catégories sexuelles et de genre) – se traduisant par un risque de dilution des enjeux de l'histoire des sexualités et du genre.
  • Aux États-Unis, alors que les discours de promotion du FAIR Education Act par les entrepreneurs politiques et sociaux relèvent en partie du régime libéral, l'opération de « transcodage » (Lascoumes, 1996) – incluant le processus de transposition didactique externe (Chevallard, 1982), mais ne s'y réduisant pas – qu'a constitué l'élaboration du nouveau programme d'histoire a eu un impact, dans les processus didactiques, sur le régime identitaire des MSG au profit d'un régime historiciste-épistémologique (Dilthey, 1976). Plus précisément, mon hypothèse est que le nouveau programme a conduit, au moins dans une certaine mesure, non pas seulement à inclure dans les contenus d'enseignement une histoire des minorités LGBT – ce qui correspond, dans le modèle de Banks, à une approche additive des réformes curriculaires (Banks et McGee Banks, 2025, p. 156) –, mais à faire évoluer la « configuration historiographique » (Prost, 2006) de ces contenus, en y introduisant explicitement les catégories d'analyse historique que sont le genre et la sexualité (Romesburg, 2016), dans le cadre de l'apprentissage de la pensée historienne (Doussot, 2011 ; Rüsen, 2004 ; Seixas, 2017 ; Wineburg, 2001) – ce qui, dans le modèle de Banks, correspond à une approche transformative.

Pour tester ce lien entre codes des savoirs scolaires – sériel ou intégré – et régimes identitaires des MSG investis dans les processus didactiques en classe d'histoire-sciences sociales (Californie) ou de social studies (Écosse), mon travail de recherche en cours – qui s'inscrit dans le cadre de la sociologie du curriculum tout en empruntant des éléments de la sociologie des problèmes publics, d'une part, et des sciences didactiques, d'autre part – se fonde sur une enquête comparative à deux niveaux :

  • une analyse comparée des discours produits par les acteurs
    • politiques (comptes rendus de débats parlementaires, textes législatifs...) ;
    • sociaux (rapports de recherche d'acteurs privés, prises de parole publique par des associations militantes...) ;
    • institutionnels (programmes scolaires, documents d'accompagnement à destination des enseignant·es, documents administratifs d'orientation à usage interne, ressources didactiques (co-)produites par le ministère en charge de l'éducation, les agences qui en dépendent ou les autorités scolaires locales) ;
  • une enquête de terrain visant à comparer ces différents discours avec les pratiques de classe et consistant en
    • des observations directes ;
    • des entretiens semidirectifs avec des acteurs éducatifs (enseignant·es, formateur·rices, groupes d'élèves...) ;
    • la collection et l'analyse de matériel didactique (manuels scolaires, fiches de séquence, supports de cours...) et de productions d'élèves.

 Références bibliographiques :

Banks, J. A. et McGee Banks, C. A. (2015). Multicultural education: Issues and perspectives (9e éd.). Wiley. (Ouvrage original publié en 1989.)

Bernstein, B. (1975). Class, codes and control: Vol. 3. Towards a theory of educational transmissions. Routledge & Kegan Paul.

Chevallard, Y. (1982). Pourquoi la transposition didactique ? [communication]. Actes du séminaire de didactique et de pédagogie des mathématiques de l'Institut d'informatique et mathématiques appliquées de Grenoble (p. 167-194). http://yves.chevallard.free.fr/spip/spip/article.php3?id_article=103

Cobb, R. et Elder, C. (1983). Participation in American politics: The dynamics of agenda-building. The Johns Hopkins University Press. (Ouvrage original publié en 1972.)

Dilthey, W. (1976). Selected writings (H. P. Rickman, trad.). Cambridge University Press.

Doussot, S. (2011). Didactique de l'histoire. Outils et pratiques de l'enquête historienne en classe. Presses universitaires de Rennes.

Forquin, J.-C. (1991). Savoirs scolaires, contraintes didactiques et enjeux sociaux. Sociologie et sociétés, 23(1), 25-39. https://doi.org/10.7202/001246ar

Humes, W. (2013) Curriculum for Excellence and interdisciplinary learning. Scottish Educational Review, 45(1), 82-93. https://brill.com/view/journals/ser/45/1/article-p82_8.xml

Lascoumes, P. (1996). Rendre gouvernable : de la « traduction » au « transcodage ». L'analyse des processus de changement dans les réseaux d'action publique. Dans Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie (dir.), La gouvernabilité (p. 325-338). Presses Universitaires de France.

Prost, A. (2006). Comment a évolué l'histoire de la Grande Guerre ? Le Cartable de Clio, 6. https://ecoleclio.hypotheses.org/625/clio6

Romesburg, D. (2016). When historians make help history: California's groundbreaking new K-12 framework. Perspective on History, 54(7). https://www.historians.org/publications-and-directories/perspectives-on-history/october-2016/when-historians-help-make-history

Rüsen, J. (2004). Historical consciousness: Narrative structure, moral function, and ontogenetic development. Dans P. Seixas (dir.), Theorizing historical consciousness (p. 63-85). University of Toronto Press.

Seixas, P. (2017). Historical consciousness and historical thinking. Dans M. Carretero, S. Berger et M. Grever (dir.), Palgrave handbook of research in historical culture and education (p. 59-72). Palgrave Macmillan.

Sunstein, C. R. (1996). Social norms and social roles. Columbia Law Review, 96(4), 903-968. https://doi.org/10.2307/1123430

Wineburg, S. (2001). Historical thinking and other unnatural acts. Charting the future of teaching the past. Temple University Press.


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