Cette contribution questionne comment les rapports entre l'Ecole et le monde artistique et culturel interrogent les savoirs et leurs modes d'organisation, à partir d'une expérience sensible de création chorégraphique menée dans un cadre partenarial.
L'appel à création a pour objectif d'engager de nouveaux dialogues entre le corps et l'espace naturel, de renouveler la lecture de paysage, en traversant une expérience artistique et sensorielle. Les lauréats, Thierry Micouin/ Pauline Boyer, de la compagnie TM Project, ont travaillé en territoire pendant un an. Leur création chorégraphique et sonore, Faille, est « une pièce pour deux danseurs, créée dans et pour les espaces naturels. Elle propose au public une expérience immersive au contact des environnements naturels. Expérience à la fois visuelle à travers une composition chorégraphique élaborée au contact de la nature, mais également sonore avec une création électroacoustique issue de captations réalisées in-situ. »
Dans le cadre des enseignements artistiques et de l'éducation artistique et culturelle [2EAC] des projets de résidence sont développés en milieu scolaire ainsi qu'une formation pluri catégorielle réunissant, en qualité de stagiaires, des professeurs des écoles, de collèges, conseillers pédagogiques directrice, directeur de centres culturels, médiateur culturel, personnels départementaux des espaces naturels du Morbihan. Notre contribution s'appuie sur cette formation d'adultes et explore une des propositions faites par les artistes : comment l'expérience de marcher à la découverte sonore sensible d'un environnement urbain permet de questionner les savoirs en jeu et de dégager des éléments de transposition didactique à partir de ce vécu sensoriel.
Nous pouvons relier cette expérience artistique aux curriculums de l'école primaire, en évoquant les compétences attendues de la marche et course d'orientation en EPS, étant entendu que la proposition revêt ici une spécificité artistique. On peut également convoquer en géographie les thèmes « habiter » et « se déplacer », ainsi que les compétences en éducation musicale liées à l'écoute sonore.
Le cadre théorique
La question des conditions didactiques pour construire une attention au corps est analysée par le recours à la TACD (Théorie de l'Action Conjointe en Didactique). L'analyse didactique propose de considérer l'attention de l'enseignant apprenant et de l'artiste afin de travailler la capacité à se rendre sensible à l'environnement sonore comme savoir de la culture.
Lors de cette formation, le jeu didactique analysé propose comme problème de s'autoriser à percevoir le monde connu environnant d'une manière sensible inhabituelle, grâce à l'écoute et l'attention aux éléments du monde sonore produits par l'environnement. Le corps, milieu-soi sensible (Forest et Batézat-Batellier, 2013), est ce avec quoi les participants vont devoir résoudre le problème de perception émotionnelle proposée par l'artiste.
Les stagiaires vont devoir repérer corporellement un ensemble de signes épars qui ne vont pas forcément faire sens a priori pour résoudre le problème de construction sonore de l'environnement traversé. Il s'agit ici de faire milieu /se faire milieu (Messina, 2017). Le savoir faire attention et se laisser porter par les signes sonores vont faire problème pour réussir à repérer l'environnement sonore lors de la marche à l'aveugle qui est à réaliser.
Nous postulons que le travail sensible, sur les affects et les sensations, en pratique chorégraphique est un travail sur le soi. Dans ce travail sur le soi, la « conscience » se fait « geste », « mouvement », « sensation », « affect », et réciproquement. Le soi dont on parle alors fait considérer soi-même comme un autre. Il constitue un milieu, dans lequel se mène l'enquête. On parle alors de milieu-soi.
Chacun va progressivement organiser les signes sonores épars en un système cohérent de significations, sensibles et épistémiques, qui constituent le savoir nouveau à apprendre relatif à une nouvelle prise de conscience de son corps dans l'environnement, à l'écoute augmentée des éléments sonores rencontrés, à la construction symbolique et poétique d'un paysage sonore en appui sur des éléments émanent de l'expérience corporelle sensible. Cette résistance du milieu dans lequel chacun se trouve plongé s'appuie sur du déjà-là avec les émotions et la mémoire sensible de chacun. Cette tension entre ostension et réticence didactique (Motais-Louvel, (2011) se nourrit de l'action conjointe lors des transactions au sein du binôme de stagiaires et des indications successives de l'artiste tout au long du parcours.
Le cadre méthodologique
Cette contribution s'appuie sur des captures vidéo de cette pratique sensible.Les enregistrements permettent de revenir sur des réactions corporelles et langagières de chacun des participants, tout comme la transcription des temps d'échanges collectifs post expérience avec l'artiste.
Nous observons comment les échanges collectifs, les analyses partagées des expériences individuelles, les apports de l'artiste font émerger un style de pensée( dans le sens de Ludwig Fleck) relatif à la perception du monde sonore sensible d'un environnement urbain qui se construit à partir de jeux de langage et de formes de vie issus d'une pratique partagée. De plus l'artiste propose à chaque participant de construire un voir-comme (dans le sens de Ludwig Wittgenstein) lui permettant de traverser cette expérience.
L'enjeu est important puisque cette éducation sensible consiste à faire entrer les enseignants, ici stagiaires, dans la culture de la danse par la confrontation pratique pour une compréhension profonde des possibilités d'actions, des perceptions, des émotions, donc des formes de vie qui en découlent et qui engendrent des jeux de langage. Ces deux notions modèles voir-comme et style de pensée, sont en TACD considérées comme des praxéologies que nous proposons d'observer et d'analyser comme un art de faire. Nous explicitons certains éléments du problème, et montrons comment peuvent se mettre en œuvre, pour chaque participant (individuellement ou en collectif) un système de stratégies se matérialisant dans l'action pour répondre à ce problème.
Nous considérons la culture de la danse comme savoir proposé par l'artiste, savant de cette pratique, cet art de faire, en référence à Michel de Certeau, caractérisé ici par une approche sensible. En TACD, il convient ici de préciser que la culture est vue comme un complexe de pratiques, un complexe d'arts de faire. Ici la culture chorégraphique proposée lors de cette formation d'enseignants peut être décrite comme une institution.
Nous analysons comment le collectif produit un discours à partir de cette pratique complexe.Nous voyons en quoi le discours s'inscrit dans un arrière-plan. Nous observons en quoi il peut être possible de considérer les questionnements et les problèmes de ce collectif de pensée, leurs réponses et les problématisations qu'ils leur apportent, comme des œuvres de la culture qui ont toute leur place à l'Ecole.
Bibliographie
Dewey, J. (1934/2005). L'art comme expérience. Paris : Gallimard.
Forest, D., & Batézat-Batellier, P. (2013). Apprentissage d'une pratique instrumentale en orchestre à l'école : une approche didactique. Éducation & Didactique, 7(3), 79-96.
DOI : 10.4000/educationdidactique.1812
Messina, V. (2017). Une approche didactique de la danse et de la création chorégraphique. De l'action conjointe chorégraphe/danseurs, à l'action conjointe professeur/élèves à l'école élémentaire (thèse de doctorat en sciences de l'éducation). Université Rennes 2. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01879264
Motais-Louvel G (2011), « Quelles interactions participent à la construction de savoirs liés à la transmission d'une œuvre chorégraphique à l'école ? Analyse des verbalisations de l'artiste et leurs effets », in Chabanne JC et Dufays JL Parler et écrire sur les œuvres
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