Les recherches collaboratives ont le vent en poupe. Depuis les ingénieries de première génération qui allaient et venaient entre le chercheur et la chercheuse et les enseignantes et les enseignants, jusqu'aux recherches orientées par la conception plus récentes, la didactique du français s'est toujours préoccupée de l'articulation entre les modélisations théoriques et les contraintes de l'enseignement. La mise en place de vastes programmes de réforme un peu partout en Francophonie a pu dicter la nécessité de développer des « recherches didactiques de faisabilité » (Astolfi, 1993) s'adressant principalement aux enseignants et enseignantes. Il s'agissait d'assurer le contrôle et la transférabilité des innovations expérimentées dans les classes. On a pu reprocher à ces recherches leur pragmatisme et leur difficulté à dépasser le contexte de leur effectuation pour une généralisation et un changement d'échelle. Des méthodologies plus orientées sur le « partage des praxéologies » se sont développées, notamment le design-based research. La recherche GRAFElln (FNS 100019_205162), que nous présentons ici, relève d'une recherche orientée par la conception (DBRC, 2003 ; Sanchez et Monod-Ansaldi, 2014) et porte sur la transformation des instruments de l'enseignant pour la lecture de textes composites.

Avec l'avènement du numérique et la technologisation des procédés d'impression, les supports de lecture et leurs contextes ont changé (Kress et Van Leeuwen, 2001). Composés de textes écrits, d'images, de schémas, de documents sonores et animés, les textes se complexifient (Bonnéry, 2015). La lecture de documentaires numériques en particulier, dont font grand cas les usagers et usagères scolaires et non scolaires, requiert de nouvelles habiletés et un accompagnement spécifique (Rouet, 2012). Quelques instruments commencent de se répandre sur le marché des manuels d'enseignement, sans pour autant répondre aux impératifs d'une progression curriculaire. Par ailleurs, les autorités intègrent peu ou prou ces nouveaux contextes aux plans d'études, programmes, etc. par quelques recommandations transversales peu formalisées. Notre recherche GRAFElln vise à mieux comprendre la genèse des instruments de l'enseignement de la lecture « pour permettre à un plus grand nombre d'élèves d'accéder à la littératie étendue, en y incluant la littératie numérique » (Crinon, 2012, p. 113).

L'approche instrumentale de la recherche collaborative que je défendrai ici ne s'accommode ni des termes de « retombées » de la recherche ni de « partage » de compétence. Le point de vue radicalement transpositif que nous adoptons considère les constructions conceptuelles et praxéologiques depuis leurs lieux respectifs de production. Dans le dispositif collaboratif GRAFElln, les conditions de recherche sont créées pour qu'une activité modélisante puisse se développer dans le va-et-vient entre la planification d'une séquence et sa mise en œuvre. Nous observons cette genèse instrumentale à partir de deux variables : la variable des niveaux scolaires et des transitions entre les cycles pour suivre la progression curriculaire, la variable du texte pour dégager les composants des objets à enseigner. Nous rassemblons des enseignants de 4H et 5H pour la première transition entre le cycle 1 et 2, et des enseignants de 8H et 9H pour la transition entre le cycle 2 et 3. Chaque degré comprend 3 enseignants (3 X 4 degrés), soit 12 enseignants pour la première année. Cette expérimentation est reproduite sur une itération de trois ans (Nb=36 enseignants).

Nous imposons aux enseignant·es deux textes contrastés, un texte narratif papier, familier des enseignant·es, et un texte documentaire numérique, peu familier des enseignant·es. Chercheurs, chercheuses et enseignant·es se retrouvent pour planifier une séquence et préparent plus spécifiquement trois tâches opérant à différents moments de la séquence : une tâche de découverte, une tâche de lecture « entre les lignes » et une tâche de condensation. Nous espérons que ces tâches vont agir de manière contrastée sur les situations didactiques.

Pour ce symposium, nous observons la manière dont interagissent les modélisations didactiques des différent·es participant·es et répondons à la question des objets d'enseignement modélisés par la chercheuse et le chercheur et effectivement enseignés par l'enseignant et l'enseignante. Nous comparons les séquences et les tâches planifiées, puis les productions des élèves, et rendons compte, par une analyse didactique partielle, des tensions entre les modèles.

Références bibliographiques (10 max)

• Astolfi, J.-P. (1993). Trois paradigmes pour les recherches en didactique. Revue française de pédagogie, 103, 5-18.
• Bonnéry, S. (2015). Supports pédagogiques et inégalités scolaires. Études sociologiques. La Dispute.
  • Crinon, J. (2012). Enseigner le numérique, enseigner avec le numérique. Le français aujourd'hui, 178, 107-114.
• Design-Based-Research-Collective (DRB) (2003). Design-based research: An emerging paradigm for educational inquiry. Educational Researcher, 32, 5-8.
• Kress, G. et Van Leeuwen, T. (2001). Multimodal Discourse: The Modes and Media of Contemporary Communication. Oxford University Press.
• Renaud, J. (2020). Quelles cibles didactiques viser dans l'enseignement de la lecture documentaire sur support numérique au cycle 3 ? Repères, 61, 223-242.
• Ronveaux, C. et Schneuwly, B. (2018). Lire des textes réputés littéraires : disciplination et sédimentation. Enquête au fil des degrés scolaires en Suisse romande. Bruxelles : Peter Lang.
• Rouet, J.-F. (2012). Ce que l‘usage d'internet nous apprend sur la lecture et son apprentissage. Le français aujourd'hui, 178, 55-64.
• Schneuwly, B. (2000). Les outils de l'enseignant. Un essai didactique. Repères, 22, 19-38.